Orhan Pamuk, Une Page Blanche

OHRAN PAMUK, UNE PAGE BLANCHE
Par Crom Nathalie

La Croix , France
22 septembre 2005

Orhan Pamuk, une page blanche. Après notamment “Le Livre noir”,
“Mon nom est rouge”, voici “Neige”, roman politique mais aussi
profondement meditatif et poetique, qui confirme toute l’ampleur du
talent du grand ecrivain turc. NEIGE d’Orhan Pamuk, traduit du turc
par Jean-Francois Perouse, Gallimard, coll. “Du monde entier”, 482 p.,
22,50 Euro.; Orhan Pamuk, une page blanche

Sur la carte du globe, la ville de Kars n’est qu’un point minuscule,
une entite urbaine negligeable et negligee, perdue au fin fond de
l’Anatolie, aux marches du Caucase et de la grande Russie. Kars,
aujourd’hui turque, aujourd’hui pauvre et delaissee, fut autrefois une
cite active et cossue, “aux confins de deux grands empires, l’Empire
ottoman et l’Empire des tsars”, une cite où se côtoyaient Armeniens,
Georgiens, chiites d’Azerbaïdjan, Caucasiens, Kurdes, mille autres
peuples encore… Mais les empires se sont effondres, “les guerres,
les tueries, les massacres collectifs et autres revoltes sans fin”
qui se sont succede ont eu raison de la richesse comme de la belle
pluralite religieuse et ethnique. Lorsque, en cet hiver de la fin
du XXe siècle, le poète turc Kerim Alakusoglu – il se fait appeler
de ses initiales, Ka – revient a Kars, c’est avec l’impression de
toucher aux confins desoles du monde.

La neige est la, dense, patiente, pour accentuer ce sentiment de
desolation. Bourrasques, routes impraticables, architecture ensevelie
sous l’epais tapis blanc: voici Kars devenue ville fantôme et coupee
de tout, où deambule Ka, au long de rues où, sur les facades, se
dechiffre le passe tumultueux des lieux – vestiges majestueux de
l’ancienne domination russe, temoignages immobiliers de la presence
armenienne depuis longtemps decimee (1), stigmates betonnes de
l’occidentalisation volontariste des annees kemalistes.

Ka vient de descendre de l’autocar. Il est poète, et arrive
d’Allemagne, où il vit depuis douze ans, en exil politique. S’il
est ici, a Kars, c’est qu’un grand journal d’Istamboul l’a mandate
pour rendre compte des elections municipales qui se preparent, où
s’affrontent – le mot n’est pas excessif – notamment republicains
kemalistes, militants kurdes et candidats islamistes. Si le decor
est comme engourdi, les hommes qui y evoluent, eux, ne dorment pas,
loin de la. La ville est meme en pleine effervescence, fievreuse,
dechiree. D’ailleurs, l’une des raisons de la presence de Ka est aussi
d’enqueter sur une vague de suicides, touchant des jeunes filles de
Kars empechees par la loi laïque de porter le voile a l’ecole. Un
meurtre sanglant sera bientôt commis par un extremiste musulman,
tandis qu’une representation theâtrale mettra le feu aux poudres…

Cette agitation, la violence qui couve dans une societe en proie
aux tensions religieuses et ideologiques, est l’un des ingredients
puissants de Neige, grand roman politique – mais aussi, au-dela de
cela, oeuvre enigmatique, ample et envoûtante. La Turquie d’Orhan
Pamuk – il est ne en 1952 -, on le sait notamment depuis la lecture
de son magistral Livre noir, de Mon nom est rouge (2), n’a rien d’un
pays de carte postale. C’est un pays de pluie, de brouillard, de
froid. Un pays tourmente a l’heritage culturel et politique complexe,
a l’identite aujourd’hui chaotique et incer taine. Un pays frontière
tiraille, qui hesite entre Orient et Occident.

Ces conflits, ces tensions guident le trajet du poète Ka dans la ville
enneigee: lui, “l’Europeen”, “l’Occidental”, le voici harponne par les
uns et les autres, ballotte entre les differents camps qui se toisent,
pris a temoin de la validite de leurs arguments contradictoires;
le voici bientôt menace, manipule, somme de prendre parti, de se
justifier, de choisir son camp… Epineuse posture, ô combien, pour Ka,
d’autant que, profondement, s’il est venu jusqu’ici, a Kars, au bout
du monde, c’est bien moins pour s’y meler a l’agitation ambiante et
approcher “le vrai visage de la Turquie” que parce qu’y habite Ipek,
la femme qu’il aime depuis l’adolescence, mariee a son ami Muhtar,
aujourd’hui candidat du parti religieux.

Les evenements, d’ailleurs, semblent glisser sur lui: il se laisse
faire, rencontre qui le sollicite, acquiesce aux convictions de
ses interlocuteurs quelles qu’elles soient, mais garde toujours
ses distances. Lointain. Que lui importe tout cela: son esprit est
ailleurs, il respire a son rythme propre – depuis qu’il est en ville,
son inspiration poetique qu’il croyait tarie s’est remise en marche,
les mots lui viennent naturellement tandis qu’il deambule, tandis
qu’il multiplie les rencontres, tandis qu’il cherche Ipek, tandis,
surtout, qu’il se laisse happer et engourdir par le spectacle de la
neige qui tombe, blanche et drue, inlassable, metamorphosant la ville,
lui donnant un caractère onirique, la faisant ressembler aux decors des
contes de son enfance. Sur un petit cahier vert, il consigne les poèmes
ainsi nes – il y en aura dix-neuf -, il les assemble, il les ordonne.

Cette meditation poetique de Ka a partir de la neige est le socle
profond du roman d’Orhan Pamuk – sa partie immergee, vaste et
secrète. “Neige: forme solide prise par l’eau dans l’atmosphère en
tombant, en se deplacant ou en s’elevant. Elle se presente sous la
forme de beaux cristaux etoiles de forme generalement hexagonale”,
relève, dans un dictionnaire, le narrateur de l’histoire de Ka –
lequel narrateur de Neige s’avère etre un de ses amis, poète lui-meme,
prenomme Orhan… Mais l’idee que Ka se fait de la neige va au-dela de
la definition scientifique, et l’intuition qui porte sa meditation
l’entraîne dans un processus de dechiffrement essentiel. À ses
yeux, la neige est comme l’assemblage d’une infinite de flocons
rendus tous differents les uns des autres par “toute une serie de
facteurs mysterieux et incomprehensibles”. Des millions d’etoiles
a six branches, dont chacune serait la “carte de la vie interieure”
d’un individu: “En deca de la vie de chacun, il devait exister une
telle carte et un tel flocon, et chacun, en procedant a l’elucidation
de sa propre etoile de neige, pouvait prouver a quel point des gens
qui de loin se ressemblent sont en realite differents, etrangers
et inconciliables.”

NATHALIE CROM

(1) Ses prises de position ont valu a Orhan Pamuk des menaces et
l’ont contraint a s’eloigner temporairement de la Turquie.

(2) Les deux chez Gallimard, où on lira aussi La Maison du silence,
Le Château blanc, La Vie nouvelle.

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