Le Monde, France
12 mai 2006
Mésusage du génocide arménien;
Le groupe parlementaire socialiste propose de punir la contestation
publique du crime de 1915. Cette initiative risque surtout d’entraver
la réconciliation amorcée entre Turcs et Arméniens
par Luc Ferry
En janvier 2001, le Parlement adoptait à l’unanimité une loi qui, à
défaut de plaire aux historiens, pouvait du moins réjouir les
juristes amoureux de concision ; réduite à un article unique, composé
lui-même d’une seule phrase, elle déclarait simplement que : ” La
France reconnaît publiquement le génocide arménien de l915. ”
Dans le même esprit, le groupe socialiste vient de déposer (le 12
avril) une proposition de loi complémentaire, exigeant que la
contestation publique de ce génocide soit désormais punie – comme
l’est, notamment, depuis la législation Gayssot, celle de la Shoah.
D’un point de vue seulement moral, la proposition est difficilement
contestable.
Depuis des décennies, ceux qui s’efforcent de nier la réalité du
génocide arménien utilisent un argument qui ne tient pas la route :
les atrocités commises contre la minorité arménienne s’inscriraient ”
simplement ” dans une logique de ” massacres “, hélas courants en
temps de guerre. Les populations arméniennes ayant rejoint l’ennemi
russe, les dirigeants ottomans auraient décidé de ” représailles ”
qu’on pourrait sans doute considérer aujourd’hui comme des crimes de
guerre, mais point à proprement parler comme un génocide. Chacun
connaît la vérité : la moitié de la communauté arménienne de l’Empire
ottoman a été éliminée en raison des définitions ethniques,
religieuses et idéologiques que l’Empire ottoman en a données. Que la
guerre ait servi de déclencheur n’est pas douteux. Que les massacres,
qui touchaient aussi bien les nourrissons que de potentiels ennemis,
se soient réduits à la logique d’un conflit militaire est évidemment
faux. Il faudra bien un jour le reconnaître. Question, tout à la
fois, d’histoire et d’éthique.
Cela étant dit, sans la moindre ambiguïté, la proposition de loi
socialiste, qui sera peut-être approuvée ou imitée sur tous les bancs
de l’Assemblée, n’en est pas moins politiquement aberrante. Outre le
fait qu’elle empiète, une fois encore, sur le travail des historiens,
elle s’inscrit dans un contexte – un non au référendum sur la
Constitution européenne largement lié au spectre d’une possible
entrée de la Turquie – qui contribue à faire passer la France du
statut de pays le plus admiré des Turcs à celui d’ennemi public
numéro un.
Plus que jamais, je suis convaincu (comme d’autres, Rocard, Barre,
Kouchner, par exemple, mais aussi le président Chirac, qui fut lucide
et courageux sur ce point qui ne servait guère ses intérêts
tactiques…) que le rejet de la Turquie par une majorité de nos
politiques n’est pas seulement une erreur, mais une terrible faute
dont les conséquences seront désastreuses pour nous. La question qui
a dominé le débat français – la Turquie est-elle, oui ou non,
européenne ? – était aussi absurde qu’indécidable, car mal posée. La
vraie question était de savoir si l’Union européenne, qui n’est pas
l’Europe, mais une construction politique artificielle, avait
intérêt, ou pas, à ce que 70 millions de Turcs soient accueillis en
son sein pour être arrimés à la démocratie. Alors que nous déplorons
en paroles que l’on n’aide pas assez les partis démocratiques dans
les pays où ils sont le seul espoir face à la montée des intégrismes
– en Algérie, par exemple -, nous avons, s’agissant de la Turquie,
choisi de les isoler et de les affaiblir, ce qui, sans même évoquer
des considérations morales, est consternant de bêtise sur le plan
politique.
J’entends déjà l’objection : faut-il, au nom de la realpolitik, nier
les vérités de l’histoire et de l’éthique ? Quel cynisme, quelle
ignominie ce serait ! En effet. Aussi n’est-ce évidemment pas dans
cette direction que je plaide. Simplement, il faut savoir qu’un
processus de réconciliation entre Turquie et Arménie vient enfin
d’être entamé et qu’il est fcheux que la France intervienne en ce
moment avec la délicatesse habituelle de l’éléphant dans un magasin
de porcelaine. La politique est d’abord affaire de timing,
d’occasions offertes par l’histoire concrète, et pas seulement de
principes abstraits, fussent-ils justifiés.
Le 13 avril 2005, le premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a eu le
courage d’adresser une lettre au président arménien, Robert Koçaryan,
pour lui proposer la création d’une commission mixte, composée
d’historiens arméniens et turcs chargés d’établir la vérité et
d’employer les mots qui conviennent. Les archives des deux pays leur
seront ouvertes sans restriction aucune. M. Erdogan l’a fait en son
nom, mais aussi, ce qui n’est pas rien, au nom des principaux partis
de l’opposition de son pays. De la part de ce démocrate et musulman
modéré, il s’agit de faire de la bonne pédagogie, plutôt que de
réveiller brutalement un nationalisme turc dont personne, ni en
Turquie ni hors d’elle, n’a rien à attendre de bon. Il s’engage par
avance à accepter les conclusions de cette commission. Sa lettre –
c’est dans ce contexte un pas de géant – a été approuvée par
l’ensemble de l’Assemblée nationale turque dans une déclaration
officielle. Il faut soutenir cette excellente initiative.
Pourquoi la France, qui a déjà fort malheureusement fait comprendre à
la Turquie qu’elle ne voulait pas d’elle, devrait-elle à tout prix en
rajouter encore une louche ? Quelle urgence y a-t-il à interférer
dans un processus de mémoire et de réconciliation entrepris par les
deux principaux protagonistes ? Le génocide aura bientôt cent ans. La
France l’a reconnu et elle a eu raison de le faire, même si elle
aurait pu et dû s’épargner de légiférer pour cela. Pourquoi ne pas
laisser encore quelques mois aux intéressés avant de brandir la
menace de sanctions morales et juridiques qui promettent davantage
d’effets pervers que de réparations positives ?
Luc Ferry
Philosophe, ancien ministrede l’éducation nationale