Ararat La quete de l’arche

ARARAT LA QUETE DE L’ARCHE;

Le Monde, France
03 août 2006

Le mont où Noe est cense avoir echoue etait repute inaccessible par
les Armeniens… jusqu’a son ascension, en 1829, par le docteur von
ParrotLes montagnes magiquesLe mont où Noe est cense avoir echoue
etait repute inaccessible par les Armeniens… jusqu’a son ascension,
en 1829, par le docteur von Parrot

par Charlie Buffet

Aujourd’hui, on dirait que le docteur Friedrich Wilhelm von Parrot
etait alpiniste, mais il est mort trente ans avant que le terme fasse
son apparition (1875), et l’on ne peut donc pas savoir quel nom il
mettait sur cette mauvaise habitude qui consiste a grimper sur des
montagnes jusqu’a ce que mort s’ensuive. On connaît par contre son
alibi : la science.

Fils d’un brillant physicien et theologien allemand qui avait rejoint
la cour du tsar Alexandre Ier, Friedrich Parrot ne se serait pas
autorise a gravir une montagne sans un objectif savant. Specialiste du
" nivellement ", il ne se separait jamais d’un fragile baromètre qui
lui permettait de mesurer avec precision l’altitude. Il etait ainsi
parti explorer et cartographier le Caucase en 1811, a l’âge de 20
ans. Sous le sommet du mont Kasbek (5 047 m), il avait ete arrete
par une tempete de neige. Dans une eclaircie, il avait vu, " très
loin vers le sud, un pic très haut et solitaire – très certainement
la couronne argentee de l’Ararat ". La vision s’etait imprimee dans
son esprit, Parrot l’a raconte dans Voyage vers l’Ararat : a 20 ans,
il esperait se dresser sur la montagne de la Genèse – au nom de la
science, et malgre la croyance de ceux pour qui la presence de l’arche
de Noe rendait le sommet inaccessible.

Les annees suivantes, Parrot avait servi dans l’armee du tsar contre
Napoleon et il etait devenu professeur d’histoire naturelle et de
philosophie a l’universite imperiale de Dorpat, aujourd’hui Tartu,
en Estonie. L’espace d’un ete, il avait traverse les Pyrenees de
l’Atlantique a la Mediterranee, en s’arretant toutes les deux heures
pour relever l’altitude. Le raid avait ete accompli dans un delai
tellement rapide, sept semaines, qu’on imagine que l’aspect sportif
n’etait pas secondaire… Alpinisme ? Edward Peck, qui consacre a
Parrot un bel article dans The Alpine Journal, commente : " Il vivait
avant qu’il devienne a la mode de laisser la joie d’etre en montagne
supplanter les exigences meticuleuses de la science. "

Au debut de 1829, l’occasion de sa vie se presente enfin. Le tsar
Nicolas Ier, quatre ans après son accession au trône, vient d’affronter
les Turcs et de s’assurer le contrôle du mont Ararat, que la Russie
disputait jusqu’alors aux Empires ottoman et perse.

Friedrich Parrot quitte Dorpat, traverse la Russie occidentale de la
Baltique au Caucase a travers la plaine du Don et la steppe kalmouke.

Au debut de l’automne, après un mois et demi de quarantaine
aux portes d’Erevan a cause d’une epidemie de peste, Parrot est
accueilli dans le monastère d’Etchmiadzine par le patriarche de
l’Eglise armenienne. Grâce aux relations privilegiees de son père
avec le tsar, il a pu financer une

veritable expedition qui comprend, outre un attache militaire, quatre
scientifiques : un mineralogiste, un astronome, et deux etudiants en
medecine. Un jeune diacre, Katchadour Abovian, est embauche comme
interprète. Il explique le sens des deux reliques en bois qui leur
sont presentees : l’une serait un morceau de la lance d’un soldat
romain present lors de la crucifixion du Christ, l’autre un fragment
de l’arche de Noe. Selon la legende, cette dernière aurait ete ramenee
par un moine parti mille ans plus tôt vers le sommet du mont Ararat. Le
moine s’etant endormi, un ange lui serait apparu pendant son sommeil
pour lui remettre la pièce de bois et lui expliquer que sa devotion
les avait liberes, lui et ses semblables, de la necessite de gravir
le mont Ararat. Depuis ce jour, les Armeniens considèrent le sommet
sacre comme inaccessible.

Parrot et ses compagnons se dirigent neanmoins vers le versant
nord-ouest de la montagne et franchissent le fleuve Aras – qui
marquera longtemps l’hermetique frontière de l’empire sovietique. Ils
etablissent leur camp de base a 2 400 mètres d’altitude, non loin du
monastère de Saint-Jacob (detruit en 1840 par un seisme), a l’endroit
meme où le prophète Noe est repute avoir plante la première vigne
pour rendre grâce a son Dieu en descendant sain et sauf du sommet
après le Deluge.

Une première tentative les conduit, après une nuit glaciale où l’on
s’emmitoufle dans l’epais papier buvard prevu pour les herbiers,
jusqu’a l’altitude de 4 700 mètres. Les crampons n’existent pas. A
la descente sur la neige dure, Parrot se laisse desequilibrer par
son compagnon. La glissade sur plusieurs dizaines de mètres s’achève
sur les rochers. Les deux hommes sont indemnes, mais le baromètre
est brise. On decide, compte tenu de la superstition entourant le
sommet, qu’aucun membre armenien de l’expedition n’aura connaissance
de la chute.

Parrot n’etant pas du genre a s’avouer vaincu, le baromètre est repare
et un second assaut s’organise. Il y aura cette fois une lourde croix
de bois (la plus grande des deux poutres fait 3,50 mètres de long et
15 centimètres de section), pourvue d’une plaque de plomb, offerte a
Nicolas Ier par le comte Paskevitch d’Erevan, qui vient d’acheter pour
le tsar les terres entourant le mont Ararat. La croix est benie par
l’archimandrite, et ses deux branches sont chargees sur une paire de
boeufs. Trois soldats russes et quatre paysans armeniens sont enrôles
et tirent la croix avec des cordes une fois que les betes ont declare
forfait. La procession s’arrete au pied d’une pyramide de neige où,
ecrit Parrot, " aucun etre humain ne s’est jamais dresse depuis le
temps de Noe ". Le baromètre indique une altitude de 4 900 mètres. La
croix est erigee et la descente decidee, deuxième echec. Pendant une
semaine, tandis que le mauvais temps règne sur le mont Ararat, on se
remet des fatigues au monastère de Saint-Jacob, avec force truites
saumonees et sangliers sauvages chasses par les cosaques.

Enfin, le temps s’eclaircit, un groupe de dix personnes se met en
route pour la troisième tentative. On a fait fabriquer une croix
plus legère, plus petite qu’un homme et de 5 centimètres de section
seulement. Le temps est doux, il neige, tous les Armeniens jeûnent,
certains rebroussent chemin. Le lendemain, 9 octobre 1829 a 15 h 15,
ils sont six a se dresser au sommet, a 5 165 mètres d’altitude.

Parrot jubile : " Ces glaces eternelles dont aucune pierre, aucun
rocher ne brise l’unite, c’est l’austère tete argentee du vieil
Ararat. " L’instant est solennel. Abovian, l’interprète, qui a fait
toute l’ascension le ventre vide et vetu de sa robe d’ecclesiastique,
a pris l’initiative de planter la croix de telle sorte que l’astronome
Federov, reste au monastère, peut effectuer un releve de l’altitude
(il se trompe de 80 mètres). Le soldat Chalpanov, du 41e regiment
de chasseurs, porte son grand uniforme et ses decorations sous sa
cape. Le groupe boit a la sante du patriarche Noe. Le lendemain,
on tire les fusees de la victoire depuis le monastère.

Certes, il n’y a aucune trace de l’arche sur la cime, mais Parrot
laisse une porte ouverte : elle a pu reposer entre les deux sommets
de la montagne ou etre ensevelie sous la glace.

Si les faits sont tetus, la foi peut l’etre plus encore. L’ascension
a ete observee depuis le bas, et elle a six temoins. Mais, bientôt,
le journal de Tiflis qui a publie le recit de Parrot se fait l’echo de
rumeurs. On y affirme (après tout, on le fait depuis un millenaire),
que gravir la montagne sacree est impossible. Indigne, Parrot demande
a tous ses compagnons de temoigner sous serment. Les deux soldats
s’executent sans broncher, mais les paysans armeniens, illettres,
effectuent leur deposition avec l’aide d’un pretre. Elle est redigee
de manière a installer la confusion entre les deux croix et a laisser
entendre que " la raideur de la pente, entièrement en glace vive ",
a empeche le groupe de parvenir au sommet. Un autre villageois, qui
n’a pas participe a la tentative decisive, affirme sous serment que
" l’ascension est impossible a cause du froid qui empeche de respirer
", tandis que " les pentes de glace vive s’elèvent comme des murs ".

Le jeune diacre Katchadour Abovian, quant a lui, a probablement
temoigne de vive voix en faveur du scientifique allemand. Parrot,
en effet, l’a parraine pour qu’il vienne etudier a ses côtes a Dorpat.

Il y a vecu plusieurs annees, s’impregnant de culture russe, avant
de revenir a Tbilissi pour enseigner. Choque par la mainmise russe
sur son pays a partir de 1840, il a pris la plume. Avec son roman Les
Blessures de l’Armenie, il est considere comme l’un des pères de la
litterature armenienne moderne.

Il est une chose que Friedrich Parrot avait bien comprise, c’est ce
que sa " non-decouverte " au sommet avait d’insupportable : " Tous
les Armeniens sont fermement convaincus que l’arche de Noe reste a
ce jour au sommet d’Ararat ", ecrira-t-il. Et il comprenait ainsi
l’interdiction faite a quiconque de s’en approcher. Il fallait que
la croyance puisse survivre.

Le mont Ararat, berceau de l’arche de Noe : l’image est trop belle pour
se laisser detrôner par un simple constat de visu. En ete, ses neiges
eternelles vibrant dans l’air brûlant de la plaine rappellent qu’il
tutoie les couches froides de l’atmosphère, celles où nous placons
volontiers nos dieux. Tel le zouave du pont de l’Alma revelant les
crues de la Seine, il temoigne de la hauteur du Deluge, auquel Noe,
sa famille (donc nous) et quelques espèces choisies survecurent il
y a quatre mille a cinq mille ans.

C’est un cône parfait, borne-frontière Orient-Occident sur la route
des Indes, veillant, au-dela du jeune Euphrate, sur la Mesopotamie
et les origines de la civilisation. Ses courbes de niveau dessinent
sur la carte des cercles concentriques, comme la pierre plongee dans
l’eau, comme le souvenir de troubles anciens ou l’annonce de ceux a
venir : emblème armenien amarre en territoire turc, le volcan endormi
n’est paisible qu’en apparence. Pleure par l’Armenie au nord, le mont
Ararat domine au sud des ruines d’eglises et des villages kurdes où
patrouillent des soldats turcs a cran. L’ascension n’est autorisee
qu’episodiquement, depuis 1982, et un guide turc publie dans les
annees 1990 annoncait la couleur : " Notez categoriquement que seule
la route sud est autorisee. Les cordees s’eloignant vers d’autres
voies s’exposent aux tirs sans sommation des patrouilles militaires.

" Dogubayazit, l’ephemère station alpine du mont Ararat, au sud, a vu
toutes ses agences de trek fermer boutique après dix ans d’interdiction
totale. Trop facile pour attirer beaucoup d’alpinistes, le mont Ararat
est a l’epicentre d’une region trop instable pour etre investie par
les tours-operateurs. Mais il est d’autres touristes qui suffiraient
presque a lui assurer un fonds de roulement : la confrerie des
chercheurs de l’arche perdue.

Pour certains chretiens, en effet, retrouver l’arche est devenu une
obsession. (Les juifs n’y songent pas et les musulmans imaginent
plutôt que l’arche de Nuh, l’un des cinq principaux prophètes
de l’islam, s’est echouee sur le mont Djudi, près de Mossoul –
sourate 11). Depuis qu’en 1916 un aviateur russe a repere une forme
de coque près du sommet, on a beaucoup scrute la calotte glaciaire,
bien retrecie ces dernières annees. Un alpiniste espagnol a trouve
une pièce de bois dans une crevasse en 1952 ; l’astronaute americain
James Irwin a cru a l’impossible, puisqu’il avait marche sur la
Lune, mais ses deux expeditions de recherche, dans les annees 1980,
n’ont eu aucun succès. Un aventurier anglais a reussi a attirer
des touristes credules vers une formation rocheuse naturelle au sud
de la montagne qui ressemblait vaguement a un bateau fossilise. En
2004, un homme d’affaires d’Honolulu, Daniel McGivern, a achete des
images satellites du sommet et annonce qu’il etait pret a mettre
1 million de dollars dans un projet d’expedition pour explorer l’"
anomalie d’Ararat ", une tache sombre sous la glace près du sommet –
qui s’est revelee etre une simple tache de glace sombre. A eux tous,
ils n’auront pas demontre grand-chose, sinon peut-etre que la science
ne peut rien pour la religion.

En 1877, James Bryce a reussi en solitaire la troisième ascension du
mont Ararat. Il a ramene du sommet un fragment de poutre en bois qui,
dans ses mains, n’etait autre qu’un vestige de l’arche de Noe. Selon
toute probabilite, il provenait d’une des deux croix montees un
demi-siècle plus tôt par l’expedition de Friedrich Parrot.

Charlie Buffet

A lire : La Genèse.Où est la terre des promesses ? d’Annemarie
Schwarzenbach (Payot/Voyageurs), pour la beaute desenchantee des
descriptions.

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