Le Figaro, France
08 juin 2004
Bruxelles est devenue La Mecque du lobbyisme;
Les parlementaires européens sont l’objet des sollicitations de 15
000 professionnels des groupes d’intérêts qui ont pignon sur rue
Bruxelles : de notre correspondant Pierre Avril
Dans son journal de bord, destiné à ses électeurs du Lancashire, le
Britannique Chris Davies s’enthousiasme : «Bruxelles est bourrée de
lobbyistes». A quelques heures d’une délibération capitale relative
à des directives sur les déchets et les cosmétiques, ce membre de
la commission de l’environnement s’amuse à recenser les groupes
d’intérêts qui, en une après-midi, ont défilé dans son bureau : le
fabricant d’électroménagers Electrolux, le constructeur informatique
Hewlett-Packard, le Bureau européen de l’environnement, le département
britannique du Commerce, la Société pour la prévention de la cruauté
faite aux animaux, l’Association des industriels du cosmétique… «Ici,
ce n’est pas comme à Westminster où c’est toujours le gouvernement
qui gagne», écrit-il. Ce parlementaire britannique ne sait pas si
bien dire. Dans cette Mecque du lobbying qu’est devenue Bruxelles,
les rapports de force sont inversés. Environ 15 000 professionnels y
ont pignon sur rue, un petit peu moins qu’à Washington. Quelque 4 647
personnes sont directement accréditées auprès du Parlement européen,
ce qui fait environ 8 lobbyistes par député. Même la puissante
Fédération européenne de l’agroalimentaire (CIAA) en convient :
«Le problème des parlementaires, c’est qu’ils sont submergés»,
explique son directeur général, Raymond Destin. Le Parlement est
devenu la cible privilégiée des groupes d’intérêts. «Depuis dix ans,
son poids dans les institutions s’est accru de manière considérable»,
observe Bruno Dupont, président du cabinet de «conseil» Euralia,
et l’élargissement amplifiera le phénomène.
Les députés et leurs assistants – siégeant dans les commissions
à caractère économique – ne sont plus les seuls à faire l’objet
d’intenses sollicitudes. Rapporteur de la commission des Affaires
étrangères sur la Turquie, le français Alain Lamassoure (UMP) fut
par exemple, en 2001, soumis à une intense pression, à la fois des
Arméniens, soucieux que son rapport fasse de la reconnaissance du
génocide une condition préalable de l’adhésion du pays, ainsi que des
lobbies turcs, très actifs sur Internet. Ces derniers ont finalement
gagné la partie : le rapport du député conservateur fut plutôt
favorable à Ankara. Le vote, en 2002, d’une résolution recommandant
la légalisation de l’avortement fut également l’objet d’une féroce
bataille entre lobbies libéraux et pro life. Parmi ces derniers, Euro
Fam décortique, sur son site Internet, chacun des votes à caractère
«sociétal» effectué par les 626 députés, avant de lui attribuer une
cote, au regard des critères défendus par l’association. Dans le camp
français, le souverainiste Georges Berthu y est ainsi le mieux noté,
tandis que Pervenche Bérès (PS) est classée bonne dernière. Les
Français, qui occupent peu de postes influents, restent moins
courtisés. Ces derniers sont par exemple sous-représentés au sein
du Kangaroo Group, le premier think tank intergroupe, d’inspiration
anglo-saxonne, dans lequel se côtoient parlementaires et industriels.
«Dans les trois quarts des dossiers, on se tourne vers eux en
dernier recours», explique un lobbyste français. A l’inverse,
les Britanniques, les Scandinaves ou les Allemands font l’objet de
toutes les attentions. A force de sollicitations, les parlementaires
donnent parfois l’impression de passer pour des hommes sandwiches,
s’accusant entre eux de «rouler» pour tel ou tel lobby. Spécialiste
des transports, l’eurodéputé de Hambourg Georg Jarzembowsky (PPE), par
exemple, est réputé très proche des milieux portuaires patronaux. Il
fut rapporteur d’un projet de loi remettant en cause le monopole des
dockers. La Française Jannely Fourtou (PPE), épouse à la ville du
président de Vivendi Universal, a également été rapporteur d’un texte
visant notamment à renforcer la lutte contre la contrefaçon des CD.
Les exemples de ce type abondent, faisant parfois apparaître d’évidents
conflits d’intérêts. Exemple, l’Allemand Elmar Brok (PPE) est rémunéré
par le géant des médias Bertelsmann. Ce dernier affirme qu’il ne prend
jamais part à un vote lié aux intérêts de l’entreprise. «Il a mauvaise
réputation», soulignent néanmoins plusieurs professionnels. Ces
pratiques sont parfaitement tolérées par le Parlement dès lors que le
député en question fait «une déclaration personnelle, circonstanciée
et complète de ses intérêts financiers». Ce registre est accessible
au grand public, mais, dans les faits, l’opacité reste la règle.
Bruxelles : de notre correspondant Pierre Avril