Devoir De Civilisation

DEVOIR DE CIVILISATION

Le Figaro, France
02 octobre 2006

L’editorial d’Yves Threard

En invitant la Turquie a reconnaître le genocide armenien, Jacques
Chirac a brise, samedi a Erevan, un tabou diplomatique. Certes,
la declaration du president de la Republique etait previsible. La
France fut, en 2001, le premier grand pays europeen a legiferer pour
qualifier de genocide le massacre de 1,5 million de personnes par
l’Empire ottoman au debut du siècle dernier.

Les propos du chef de l’Etat devraient indisposer Ankara, dont
la reaction se fait attendre. En d’autres temps, elle aurait ete
immediate. Et certains ne manqueront pas de denoncer l’ingerence
de Paris dans un dossier qui lui est etranger. La presence d’une
importante communaute armenienne en France, constituee de nombreux
descendants de rescapes, explique que notre pays a toujours ete
sensible a ce sujet. Mais c’est egalement a l’avenir de l’Europe
que pensait Jacques Chirac en s’adressant a la Turquie. Partisan
de l’entree de cette dernière dans l’Union, il a tenu a souligner
l’exigence democratique europeenne : une entite " qui revendique
l’appartenance a une meme societe et la croyance en de memes valeurs
". Message destine aux Turcs, bien sûr, qui doivent se resoudre a
rendre leur histoire transparente. Aux institutions europeennes aussi,
qui n’ont pas fait de la reconnaissance du genocide une condition
prealable a l’acceptation de la Turquie. A tous ceux enfin, notamment
en France, qui s’opposent a l’elargissement au-dela des rives du
Bosphore. Pour des raisons, entre autres, religieuses. Le chef de
l’Etat a-t-il voulu indirectement les rassurer ? Hostile a toute
reference chretienne dans le preambule au projet de Constitution, il
vient de reaffirmer sa definition de l’Europe : liberte, democratie et
laïcite en sont, pour lui, les indispensables fondements. En melant,
dans le meme discours, le genocide armenien et la reconnaissance de
la Shoah par l’Allemagne, Jacques Chirac s’expose a d’inevitables
critiques, chaque tragedie revendiquant sa singularite. Mais la
comparaison sert, dans son esprit, a rappeler que l’Europe est un
socle de valeurs communes tout autant qu’un continent. Un exemple
unique, un modèle a l’ambition universelle pour propager la paix. Le
president de la Republique affectionne les rôles de paladin du dialogue
entre les nations et d’avocat des damnes de la Terre. Ce week-end,
en Armenie, loin du debat sur la repentance et la question de savoir
si c’est aux seuls historiens d’ecrire l’histoire, il a fait un
acte de civilisation. Sans doute etait-il necessaire a l’heure où,
meme en Turquie, quelques initiatives officielles se dessinent pour
revisiter le passe. Non sans mal puisque Ankara s’est toujours mefie de
ses minorites, et que des intellectuels denoncant le genocide, comme
l’ecrivain Orhan Pamuk, continuent d’etre des cibles de choix pour le
regime. OEuvre utile egalement, bien davantage que cette proposition
de loi francaise, defendue par le Parti socialiste, visant a faire
de la negation du genocide armenien un delit. Il est bienvenu que la
France, en certaines circonstances, affirme son devoir de civilisation.

–Boundary_(ID_mdciNvvVocGpjfmK+p/r /Q)–