Le Temps, SUISSE
6 octobre 2006
Antiracisme: la faute et le vrai debat;
* A Ankara, Christoph Blocher a critique la norme penale antiraciste
appliquee au genocide armenien. * Au nom de la liberte d’expression,
des intellectuels francais s’alarment aussi de la judiciarisation de
l’histoire. * Mais le ministre de la Justice a affaibli son message
par son style juge indigne d’un conseiller federal.
Et si l’on debattait du fond? Si l’on posait franchement la question
de la legitimite des dispositions du Code penal reprimant le
negationnisme, comme ont ose le faire recemment plusieurs
personnalites francaises insoupconnables de la moindre inclination
pour l’extreme droite?
Toute la journee de jeudi, les reactions ont plu, des Eglises a la
Ligue suisse contre le racisme et l’antisemitisme (Licra) et aux
partis politiques. Tous ont denonce les propos tenus par Christoph
Blocher a Ankara, où le ministre de la Justice a dit son hostilite a
l’application de la norme penale contre le racisme a ceux qui
nieraient la realite du genocide armenien.
Et si l’on rappelait que Simone Veil, ancienne ministre de Giscard,
rescapee d’Auschwitz, etait opposee a la loi Gayssot qui, depuis
1990, punit en France la negation d’un crime contre l’humanite?
En janvier dernier, a Paris, ils etaient dix-neuf a lancer la
petition "Liberte pour l’histoire". Dix-neuf intellectuels francais
de renom a demander que la loi francaise ne punisse plus le delit de
negationnisme, qu’elle cesse de prescrire le terme qu’il faut
employer pour parler du genocide armenien, et qu’elle ne cherche plus
a imposer aux enseignants d’enseigner le rôle positif de la
colonisation.
Rene Remond, Pierre Vidal-Naquet, Elisabeth Badinter, Jean-Pierre
Azema (le specialiste du regime de Vichy), Pierre Nora
(l’academicien), d’autres encore: tous s’inquietaient.
A l’origine de cette petition, plusieurs derives de la
"judiciarisation" de l’histoire en France. Aux dispositions
deconcertantes obligeant l’ecole a tenir compte du "rôle positif" de
la colonisation est venue s’ajouter la poursuite en justice de
l’universitaire Olivier Petre-Grenouilleau, specialiste de l’histoire
de l’esclavage, objet d’une plainte penale deposee par un collectif
qui lui reproche d’avoir refuse d’assimiler la traite des Noirs a un
genocide.
Auparavant deja, la condamnation du sociologue Edgar Morin pour
"diffamation raciale", pour une tribune cosignee dans Le Monde, avait
suscite l’incomprehension. Le penseur de la complexite, qui s’en
prenait avec une extreme vigueur a la politique israelienne, a dû
aller jusqu’a la Cour de cassation pour que le verdict soit annule,
le 12 juillet dernier.
Par la suite, d’autres historiens ont pris position et defendu les
lois dites "memorielles". En Suisse, jusqu’a ce jour, seules l’UDC et
l’extreme droite ont entrepris de remettre en cause la norme penale
contre la discrimination raciale, adoptee par les Chambres en 1993 et
approuvee en votation populaire l’annee suivante.
Difficile, pourtant, d’eluder les vraies questions qui se posent. Le
procès des diffuseurs genevois du livre de Roger Garaudy Les Mythes
fondateurs de la politique israelienne avait ainsi ete l’occasion de
très vifs affrontements autour de la liberte d’expression. Confirmee
par le Tribunal federal, la condamnation des accuses est loin d’avoir
convaincu tout le monde. Plus recemment, la demarche du groupe
parlementaire des Verts du Conseil national, qui voulait traduire en
justice l’editorialiste du SonntagsBlick Frank A. Meyer pour un
article mettant en cause l’islam, a montre que les tentations de se
servir de cette norme comme d’une police du debat public existaient
bel et bien.
Il y a cinq ans, la justice bernoise acquittait toutefois douze
accuses turcs comparaissant pour avoir signe une petition contestant
l’existence d’un genocide perpetre sur les Armeniens. Georg Kreis,
professeur a l’Universite de Bâle et president de la Commission
federale contre le racisme, admet qu’en tant qu’historien, il ressent
"un problème si le seul fait de nier un genocide entraîne
automatiquement un verdict de culpabilite. Mais la realite est plus
complexe, et je pense que la norme penale contre le racisme est
parfaitement compatible avec la liberte de l’historien. Il faut bien
comprendre ce que la loi a voulu punir. Ceux qui nient l’Holocauste
pretendent montrer que les juifs ont invente les persecutions dont
ils ont ete les victimes pour en tirer profit. Il y a dans cette
attitude une diffamation agressive et raciste que la loi vise
justement a reprimer. Si les motifs et les effets des propos des
nationalistes turcs sont les memes, il faut les poursuivre aussi. A
l’inverse, j’ai eu tendance a voir dans l’attitude defensive des
Turcs juges a Berne en 2001 la raison de leur acquittement, meme si
je pense qu’on ne peut pas nier la realite du genocide armenien.
Quant aux recents propos de M. Blocher, ils sont grotesques. Lui qui
se vante d’etre patriote n’avait pas a vouloir etre agreable a un
gouvernement etranger au detriment des valeurs etablies en Suisse."
Pour Brigitte Studer, professeur d’histoire a l’Universite de Berne,
le contexte helvetique est sans doute assez different de celui de la
France. Cette specialiste de l’histoire suisse contemporaine recuse
toute necessite de toucher a la norme penale contre le racisme.
Certes, l’historien peut eprouver un malaise devant la tentative de
la loi et des juges d’imposer une version de l’histoire, ou lorsque
les rôles sont melanges, l’historien devenant un expert judiciaire,
le juge s’arrogeant des competences d’historien. Mais, dans le cas
precis, "l’histoire n’a aucun doute sur la realite du genocide
armenien. C’est l’Etat turc qui cherche a imposer sa mainmise sur une
realite averee. Et puis, il faut admettre que les democraties ont
aussi le droit, a travers leurs lois, de defendre certaines valeurs,
d’imposer certains principes."
Encadre: L’article 261 bis du Code penal
"Celui qui, publiquement, aura incite a la haine ou a la
discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en
raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse;
celui qui, publiquement, aura propage une ideologie visant a
rabaisser ou a denigrer de facon systematique les membres d’une race,
d’une ethnie ou d’une religion;
celui qui, dans le meme dessein, aura organise ou encourage des
actions de propagande ou y aura pris part;
celui qui aura publiquement, par la parole, l’ecriture, l’image, le
geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaisse ou
discrimine d’une facon qui porte atteinte a la dignite humaine une
personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur
appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la meme
raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera a justifier un
genocide ou d’autres crimes contre l’humanite; […]
sera puni de l’emprisonnement ou de l’amende."
Encadre: Le style du tribun ne passe plus
La "methode Blocher" est critiquee au parlement.
Par Valerie de Graffenried
La "methode Blocher" fait mal. Elle inquiète, elle agace. Le fait que
le ministre UDC ait profite de son voyage a Ankara pour remettre en
question l’article 261 bis du Code penal a suscite de si fortes
reactions que le president de la Confederation, Moritz Leuenberger, a
dû intervenir a Flims. Pascal Couchepin a aussi commente l’affaire.
Et, au parlement, les critiques ont fuse en cet avant-dernier jour de
session decentralisee pour denoncer l’attitude du ministre de Justice
et Police.
"Comme un membre du gouvernement a remis en question la norme penale
antiraciste, le Conseil federal devra a nouveau prendre position lors
de sa prochaine seance (ndlr: dans dix jours)", a souligne Moritz
Leuenberger devant la presse. "Personnellement, je suis convaincu que
nous devons la maintenir et je suis confiant que le Conseil federal
confirmera cette position." Pas question en revanche pour le
president de commenter le "style Blocher". Juste l’aveu de sa
surprise devant les propos tenus en Turquie. "Nous en discuterons
entre nous", a-t-il simplement assure, en soulignant que la loi
antiraciste a ete adoptee en votation populaire. "J’attendais
vraiment des declarations plus fermes", reagissait sur le vif le
conseiller national Carlo Sommaruga (PS/GE), decu de la reserve du
president.
Pascal Couchepin est intervenu de manière plus percutante. "Il est
inconcevable qu’un conseiller federal s’exprime comme le rapportent
les journaux", a attaque le ministre de l’Interieur a la Radio suisse
romande. Et d’insister: "Si c’est vrai, il est choquant qu’un
ministre de la Justice dise qu’une norme existante lui fait des maux
de ventre. Il ne peut pas s’exprimer sur une loi de son pays a
l’exterieur sans que cette position ait ete consolidee. S’il les a
vraiment exprimees, certaines expressions constituent un danger pour
la democratie."
Mercredi, a Ankara, Christoph Blocher avait regrette que l’article
261 bis du Code penal ait conduit a une enquete en Suisse contre
l’historien turc Yusuf Halacoglu pour negation du genocide armenien.
Ce meme article a egalement valu a Dogu Perincek, chef du Parti turc
des travailleurs, d’etre poursuivi.
Au parlement, les reactions ont ete vives. Toute la matinee, les
conseillers nationaux Ueli Leuenberger (Verts/GE) et Dominique de
Buman (PDC/FR), copresidents du groupe parlementaire Suisse-Armenie,
se sont escrimes a organiser une declaration commune qui serait
acceptee par les chefs des groupes parlementaires sauf, bien sûr,
celui de l’UDC. Cet appel aurait dû etre lu par le president du
National. Mais la tentative a avorte. Le president des radicaux,
Fulvio Pelli, ne voyait pas cette demarche d’un bon oeil. Le PDC a du
coup aussi renonce a y participer. "Une telle declaration n’a de
poids que si elle est veritablement commune et que tout le parlement
est derrière. Sinon, cela ne fait que l’effet d’un petit feu
d’artifice", commentait le Fribourgeois. De son, côte, Urs Schwaller,
chef du groupe PDC, estimait "problematique" que Christoph Blocher se
soit ainsi "mis a genoux" devant la Turquie.
Pas de declaration commune donc, mais beaucoup d’interventions
individuelles. Ueli Leuenberger a depose une interpellation dont le
texte signe par plus de 60 personnes reprend grosso modo celui de la
declaration qu’il avait redigee. Le conseiller aux Etats Alain Berset
(PS/FR) en depose aussi une ce matin. Il demande au Conseil federal
de repondre a six questions, dont l’une sur sa manière d’apprecier le
fait que l’intervention de Christoph Blocher contredise la position
constante du Conseil federal en la matière.
Les reactions les plus outrees se recoltent logiquement dans le camp
de la gauche, mais de nombreux deputes de droite elèvent egalement la
voix. "Très choque", le liberal genevois Jacques-Simon Eggly deplore
comme beaucoup d’autres que le conseiller federal, de surcroît
ministre de la Justice, ait ose s’exprimer contre la norme
antiraciste en son nom personnel, sans en avoir discute prealablement
avec ses collègues. Et qui plus est a l’etranger. "Il a prepare son
coup. Cela s’inscrit dans sa strategie de remettre en cause certains
acquis de notre système juridique. Le Conseil federal doit reagir.
J’interviendrai a ce sujet en Commission de politique exterieure",
soulignait le Genevois. Plus tard, invite de Forums sur les ondes de
La Première, le Genevois assurait qu’il ne pourrait plus reelire
Christoph Blocher au gouvernement.
Comme le liberal, Felix Gutzwiller (PRD/ZH) et Christophe Darbellay
(PDC/VS) reclament une position claire du Conseil federal. Le chef du
groupe radical vise les propos de tout conseiller federal qui
seraient exprimes sans discussion prealable au sein du collège. Outre
Blocher, il a dans son collimateur Micheline Calmy-Rey. "Tous ne sont
pas des enfants de choeur au Conseil federal et on a plus souvent
l’impression d’etre face a sept individus que face a un collège, ce
qui est problematique."
Le nouveau president du PDC, Christophe Darbellay, attaque sous un
autre angle: "Christoph Blocher doit respecter strictement la
separation des pouvoirs. Il a deja voulu plusieurs fois se substituer
aux juges, ce qui est inacceptable. Voyez l’"affaire Roschacher". Le
ministre a pousse le procureur de la Confederation a la demission
alors que le Tribunal federal l’a recemment blanchi, de meme que
l’enquete administrative lancee par Christoph Blocher lui-meme."
Faut-il alors ne pas reelire le champion de l’UDC en 2007? En
d’autres circonstances, le democrate-chretien a repondu oui, puis
non. Aujourd’hui, il botte en touche: "La question ne se pose pas
pour l’instant." Son vice-president, Dominique de Buman, charge
Christoph Blocher: "Sa volonte de regenter la justice est
inacceptable. Si le Conseil federal laisse passer ca, il se
discredite."
L’accuse Christoph Blocher a fait savoir qu’il tirerait le bilan de
son voyage turc devant la presse ce matin, a son retour d’Ankara.
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