EN BONNE ARMENIE: FETHIYE CETIN, 56 ANS, AVOCATE TURQUE
Par Semo Marc
Liberation , France
19 decembre 2006
Militante des droits de l’homme, elle a revele que sa grand-mère
etait armenienne, rescapee du genocide de 1915. Un cas pas si isole.
Des lettres et des courriels continuent d’arriver par centaines a son
bureau installe a Kadikoy, faubourg en voie de boboïsation de la rive
asiatique du Bosphore, a Istanbul. Des gens l’arretent dans la rue
pour la feliciter ou surtout pour lui raconter leur propre histoire,
la remerciant de se sentir moins seuls grâce a elle.
"Jamais je n’aurais imagine qu’il y ait autant d’interet et aussi
peu de polemiques après la sortie de mon livre, ce qui montre que
le tabou est brise", raconte Fethiye Cetin, 56 ans, avocate turque
de renom et militante des droits de l’homme, qui a ecrit d’un trait
pour se liberer enfin de son secret, celui d’une grand-mère armenienne
rescapee du genocide de 1915. Des phrases jetees sur le papier avec
la boule au ventre parce qu’elle n’est pas ecrivaine et parce qu’elle
savait obliger ainsi ses concitoyens a affronter un passe refoule.
Publie il y a deux ans et devenu aussitôt un best-seller, ce livre
a change sa vie et celle de dizaine de milliers d’autres Turcs
qui gardent en eux le meme secret. Ordonnes par le gouvernement
jeune-turc, les massacres et les deportations ont aneanti la plus
grand partie de la population armenienne de l’Empire ottoman. Il y eut
aussi de nombreuses fillettes ou jeunes filles, enlevees, adoptees et
converties a l’islam. Les Turcs les appelaient "kilic artigi" ("restes
de l’epee"). Elles se sont mariees et ont fait des enfants, tournant
en apparence la page afin que "ces jours terribles s’en aillent et ne
reviennent plus jamais". Mais elles n’ont jamais oublie leurs origines.
"Ces histoires sont restees enfouies dans les familles et elles se
murmuraient a l’oreille, de femme en femme parce que les hommes sont
plus soumis aux contraintes du pouvoir", explique Fethiye Cetin,
nee dans une famille turque de la classe moyenne, avec un père
fonctionnaire aux convictions republicaines et laïques. Forte femme et
pilier de la famille, sa grand-mère Seher, que tous adoraient, semblait
etre une paysanne turque comme une autre, originaire d’un village de
l’Est anatolien. Mais il y avait aussi des choses etranges que Fethiye
n’a compris qu’après. Elle se souvient d’engueulades où la grand-mère
grondait contre son mari lancant a chaque fois un enigmatique "bre
musurman" ("oh ! toi, le musulman"). Elle se rappelle aussi sa surprise
"quand [elle vit sa] grand-mère qui ne lisait ni n’ecrivait le turc,
aider ses arrière-petits-enfants a faire leurs devoirs". A 25 ans,
elle apprit la verite. C’etait a Ankara dans l’appartement familial
alors que des invites se pressaient dans le salon. La vieille femme
la fit venir dans sa chambre, prit ses mains dans les siennes et lui
dit : "Tu sais, ma mère, mon père et mon frère vivent en Amerique. Si
quelqu’un peut les retrouver, c’est toi." Grand-mère Seher s’appelait
en realite Heranus, fille d’Hovanes et Isquhi Gadarian, famille
armenienne d’un riche village de la province anatolienne de Maden.
Ce moment, Fethiye ne l’a jamais oublie : "J’etais sous le choc
avec le sentiment qu’on me mentait depuis toujours." Dès lors, sa
grand-mère n’a plus arrete de parler. "Nous avions developpe une
relation specifique. Elle voulait se decharger du fardeau qu’elle
avait dû porter seule et en meme temps elle avait peur que ces secrets
puissent me mettre en danger", explique Fethiye. Jour après jour,
ses mains serrees dans celles de sa grand-mère, "dont le regard
lointain semblait fixer un point du tapis", elle ecoutait les recits
de l’horreur. L’ordre de deportation qui arrive au village parce que
les autorites soupconnent les Armeniens de pactiser avec l’ennemi
russe. Les hommes massacres après avoir ete separes des femmes, des
enfants et des vieillards, qui sont deportes. La faim et la peur. Les
enfants noyes pour abreger leurs souffrances. Et ceux qu’on laisse
enlever par des villageois kurdes ou turcs en esperant que cela leur
sauvera la vie. Heranus fut ainsi arrachee a sa mère par un gendarme,
Huseyin, "un homme bon et sans enfant", qui l’adopta. "Les poèmes
sur notre passe glorieux, que je recitais avec tout l’elan de mon
coeur, se brisaient desormais sur ces images d’enfants effrayes et
de rivières coulant rouge pendant des jours", ecrit Fethiye Cetin.
"Je decouvrais ce sang armenien en moi et je ne savais meme pas ce
que cela voulait dire car a l’epoque la chape de silence sur ces
evenements etait totale", explique l’avocate, qui, depuis, s’est
toujours sentie en porte-a-faux face aux nationalismes. Etudiante
a la faculte de droit d’Ankara, elle s’engage dans tous les combats
democratiques, ce qui lui vaudra d’etre arretee après le coup d’Etat
militaire de septembre 1980. Liberee en 1984 grâce a une amnistie,
devenue avocate, elle continue cette bataille pour les droits de
l’homme qui est toute sa vie. Elle n’a pas d’enfant, comme devoree
par cette memoire dont elle est devenue la depositaire.
Il lui faut tenir la promesse de retrouver la famille de sa
grand-mère. Avec l’aide d’une amie anglophone, elle multiplie les coups
de telephone outre-Atlantique et retrouve les traces d’Horen, le petit
frère d’Heranus, mais il meurt peu après d’une crise cardiaque. Le coup
de telephone d’Amerique qu’attendait Heranus n’arrivera jamais. Après
la mort de sa grand-mère, Fethiye publie un encart dans Agos,
l’hebdomadaire armenien d’Istanbul. Quelques mois plus tard, elle
apprend par le journal qu’un cousin d’outre-Atlantique, Richard
Bedrosian, cherche a la contacter. Ils commencent a correspondre,
echangent des photos, puis c’est la première rencontre a Istanbul. Il
ne parle pas le turc et elle parle mal l’anglais. Ils sanglotent
longtemps dans les bras l’un de l’autre.
"Avant de pouvoir un jour rire ensemble, nous, Turcs et Armeniens,
devons d’abord apprendre a pleurer ensemble", assure Fethiye. Dans son
livre, elle n’utilise jamais le mot genocide. "Il y a eu des centaines
de milliers de morts, mais se fixer sur la qualification juridique de
ces massacres qui sont incontestablement un crime contre l’humanite ne
fait que bloquer le debat historique qui commence enfin en Turquie",
explique l’avocate. Elle est reticente quant au projet de loi francais
penalisant la negation du genocide tout en comprenant "le besoin des
Armeniens d’une pleine reconnaissance de la tragedie subie".
Fethiye a commence a apprendre la langue de sa grand-mère. Elle
multiplie les rencontres avec les communautes armeniennes
de la diaspora pour raconter son histoire et oeuvrer pour la
reconciliation. Le mois dernier, elle etait en France, parlant
devant des salles combles. Un jeune Armenien confiait, bouleverse :
"Pour la première fois, j’ai realise que, comme beaucoup d’autres
Armeniens de l’exil, j’ai peut-etre moi aussi une famille turque."
Fethiye Cetin en 6 dates 4 mai 1950 Naissance a Maden, dans l’est de
la Turquie.
1975 Sa grand-mère lui annonce qu’elle est armenienne.
1981 Arrestation peu après le coup d’Etat militaire.
1988 Elle commence a exercer comme avocate.
2004 Publication en Turquie du Livre de ma grand-mère 2006 Parution
du livre en francais (editions de l’Aube).
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