Les Echos, France
12 janvier 2007 vendredi
Tu n’as (encore) rien vu à Erevan
PIERRE DE GASQUET
L’année de l’Arménie en France incite à découvrir sa singulière
capitale et ses monastères.
Tu verras, les Turcs nous le rendront un jour, parce qu’ils savent
que cette montagne, c’est notre rêve. » La petite phrase du vieux
chauffeur d’Ariane Ascaride dans « Voyage en Arménie », le film de
Robert Guédiguian, une des meilleures introductions à Erevan,
illustre bien la prégnance du mont Ararat dans la vie quotidienne des
Arméniens. Qu’on en devine, ou pas, le cône neigeux, seulement
visible par temps clair, l’ombre du mont biblique où Noé aurait
échoué avec son arche selon la légende, plane toujours sur Erevan. Il
est omniprésent. Dans la mémoire, dans l’imaginaire et dans le coeur
de tous les Hays, comme s’appellent entre eux les descendants du
petits-fils de Noé, Hayk, le père fondateur mythique du premier Etat
chrétien. Même s’il est désormais séparé de la ville par la frontière
turque, à quelques dizaines de kilomètres seulement, depuis 1921, le
mont Ararat domine toujours la capitale arménienne du haut de ses
5.165 mètres. Comme une promesse de renaissance pour la plus petite
république de l’ex-URSS, qui a pris son indépendance en 1991, après
un demi-siècle de domination soviétique.
En arrivant à Erevan, ville dévastée, labourée, exténuée par le
rouleau compresseur soviétique, avec ses kilomètres d’usines
désaffectées et ses chantiers chaotiques, on a toutefois l’impression
d’entrer au coeur d’un vieux pays pétri d’histoire. Cela tient aux
grands totems qui bordent la cité : qu’il s’agisse du mémorial du
génocide, à l’ouest de la ville, de l’imposante statue de la mère
patrie, Tata Margo, avec son glaive à la main, qui a remplacé celle
de Staline en 1955, au nord, ou de l’imposant Matènadaran, le
fabuleux musée des Manuscrits, en partie restauré grce aux dons du
milliardaire américain Kirk Kerkorian. Mais pas seulement. Ce riche
passé transparaît aussi sur le visage des habitants, de ses vieilles
femmes aux faces burinées et aux yeux brillants ; dans les rires des
adolescents aux vestes de cuir noir, qui se tiennent joyeusement par
le bras dans les rues de la capitale.
Le plus frappant, lorsqu’on déambule sur les trottoirs de la rue
Abovian ou de l’avenue Toumanian, c’est le contraste entre cette
ville déglinguée, ses chantiers à ciel ouvert, ses grands btiments
délabrés, l’immensité du défi à relever et… la bonne humeur, la
légèreté apparente des jeunes générations. Partout, au marché central
du boulevard Lénine, rebaptisé aujourd’hui avenue Mesrop-Machtots (du
nom du fondateur de l’alphabet arménien en 405), ou aux abords de la
grande mosquée Bleue, seule survivante des huit mosquées que comptait
jadis Erevan, la même tranquillité, le même sentiment d’être chez
soi, tout en étant très loin.
La « Descente du fils unique »
A Erevan, il est difficile de se perdre. Toutes les grandes avenues
convergent vers la fameuse place de la République de 14.000 m2, où le
grand Lénine de bronze a été déboulonné. Centre du pouvoir et centre
des arts, où le grand hôtel Armenia, le plus beau de la ville, qui a
longtemps accueilli des générations de dignitaires soviétiques, a été
prosaïquement rebaptisé de son nom de chaîne, Marriott. Le soir venu,
il ne faut pas manquer d’y prendre un thé ou une infusion pour en
apprécier le charme suranné digne des premiers James Bond. Ce
jour-là, nous mettons le cap à l’ouest, en direction de la petite
ville d’Etchmiadzine, littéralement « Descente du fils unique », le «
Saint-Siège arménien » où a été construit le plus ancien édifice
chrétien.
On longe d’abord la distillerie Ararat, la gigantesque usine de
cognac d’Erevan rachetée par Pernod Ricard en 1999. On dit que
jusqu’à sa mort, Staline aurait fait livrer, chaque année, à sir
Winston Churchill, 365 bouteilles de ce brandy très prisé des Russes.
Passée l’imposante statue de l’amiral Isakov, qui veille sur
l’ambassade américaine, à 25 kilomètres à vol d’oiseau des bases de
l’Otan installées sur les flancs du mont Ararat, on traverse le « Las
Vegas » arménien, un long défilé de casinos où viennent volontiers
s’encanailler les Iraniens, interdits de jeux dans leur pays. Et
puis, soudain, presque sans transition, c’est le miracle du
sanctuaire d’Etchmiadzine, centre de pèlerinage des Arméniens du
monde entier où bat le coeur de l’Eglise apostolique arménienne
depuis le IVe siècle. La sobre pureté de cet édifice de pierres ocres
tranche avec la richesse de ses fresques intérieures réalisées dans
le style persan. C’est là que réside le Catholicos, Karékine II, le «
patriarche suprême » élu en 1999, et ses quelque 250 séminaristes.
Une vieille femme au visage enfoui dans son capuchon balaye,
vainement, l’amoncellement de feuilles mortes devant les grilles.
Comme si cela pouvait servir à quelque chose. Il y a quelques
gardiennes de monastères en Arménie, mais pas de religieuses
cisterciennes. Car le pays fut longtemps entouré de peuples polygames
: les Turcs, les Mongols… En revanche, les membres du clergé
arménien ne font pas voeu de chasteté. « Il y a moins d’hypocrisie. »
Courtois et posé avec sa petite barbiche noire parfaitement taillée,
le père Vahram, le porte-parole du patriarche, époussette avec soin
sa toque noire en parlant. « L’Eglise, c’est la couleur de la peau du
peuple arménien. » Pendant près de six siècles, c’est elle qui a
préservé l’« arménité » lorsqu’il n’y avait plus d’Etat. Financée à
80 % par la diaspora du monde entier, – on estime à 1,25 million le
nombre des Arméniens aux Etats-Unis, 900.000 dans l’ex-URSS et
400.000 en France -, c’est elle qui a longtemps pris en charge les
hôpitaux, les orphelinats, les maisons de retraite… La cathédrale
d’Etchmiadzine abrite de nombreuses reliques léguées par les
Byzantins et l’une des deux lances qui auraient percé le corps du
Christ. L’autre se trouve à Chypre. Les Italiens ont aussi offert un
reliquaire qui contient « l’empreinte du pied de la mère de Dieu,
seule icône de l’Eglise arménienne ».
La tournée des monastères
La visite de la cathédrale d’Etchmiadzine est une invitation au
voyage initiatique. Sans aller jusqu’aux grandes étendues naturelles
du plateau du Chirak, au nord d’Erevan, on peut rejoindre facilement
le petit monastère de Khor Virap, véritable balcon sur le mont
Ararat, presque à portée de main. En grimpant sur ses remparts dorés
par le soleil, on peut y scruter les glaciers où les pilotes de
l’armée russe avaient, assure-t-on, entrevu la carcasse de l’Arche de
Noé dans une crevasse. Le temps d’un lcher de colombes, – « Fais un
voeu pour quelques drams (la monnaie locale) ! », suggèrent les
jeunes gardiens – et l’on gravit le sentier de ce petit monastère
fortifié, entouré de vergers et de vignobles. Il n’y a plus de moines
depuis l’époque soviétique. Mais en empruntant une échelle de fer, on
peut encore y visiter la profonde fosse où Grégoire l’Illuminateur,
un prédicateur d’origine parte, moitié juif, moitié arménien, venu de
Cappadoce, fut emprisonné pendant treize ans, avant de convertir le
roi Tiridate III au christianisme, en l’an 301, faisant ainsi de
l’Arménie le premier Etat chrétien du monde.
Dans la même veine, l’un des sites les plus impressionnants des
environs d’Erevan est le monastère de Geghard, à 30 kilomètres de la
ville. C’est là que la dynastie des Prochian, vassaux des Zakarides
et ministres de la reine Tamar de Géorgie, a établi sa nécropole. Il
faut voir surgir, au coucher du soleil, ce haut lieu de l’art
rupestre, niché, à 1.600 mètres d’altitude, dans un pli du relief.
Avec ses chapelles troglodytes, directement creusées dans le basalte,
et son église souterraine entièrement sculptée, le monastère offre un
ensemble bigarré d’ornements mongols et arabes. En juin, les derniers
rayons du soleil tombent directement sur le tombeau de la princesse
dominé par les armes de la famille : deux tigres stylisés soutenant
un aigle royal qui enserre un agneau.
Un livre de 28 kilos
Il n’y a pas que les monastères des environs d’Erevan à mériter le
voyage. On sait peu que la Galerie nationale de peinture d’Erevan,
place de la République, constitue le troisième musée de l’ex-URSS,
par rang d’importance, après l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et le
musée Pouchkine de Moscou. On y trouve des Chagall et des Kandinsky
rares, et même des Courbet ou des Fragonard… Au sein des
collections de peinture arménienne, qui occupent pas moins de trois
étages, une des oeuvres les plus impressionnantes est l’incroyable
Salomé du maître Vartkes Soureniants (Surenyants en arménien), avec
son grand chle brodé posé sur ses épaules nues, qui n’a rien à
envier à un Gustave Moreau. Ou encore son étrange « Sémiramis devant
le corps d’Ara le Magnifique », où la reine assyrienne contemple la
dépouille du roi d’Arménie qui refusait sa flamme. Un autre tableau
émouvant est la visite de lord Byron à l’île de Saint-Lazare, du
peintre Aïvazovski, où l’on voit le poète anglais, son chapeau à la
main, aborder l’île de la lagune vénitienne, sous un immense ciel
tumultueux. Une manière de prendre date pour visiter l’un des îlots
les moins connus de la lagune vénitienne où s’est installée la
congrégation arménienne des pères mekhitaristes.
Erevan regorge d’autres trésors culturels insoupçonnés, au premier
rang desquels le fameux musée du Matenadaran, sanctuaire du livre et
de la mémoire, qui abrite près de 17.000 manuscrits dans ses
réserves, – dont le plus grand au monde (28 kilos) et le « plus petit
» (19 grammes) -, ou encore l’étonnante maison-musée du cinéaste
Sergueï Paradjanov, le « Pasolini géorgien », d’origine arménienne,
auteur des « Chevaux de feu »…
Certains membres de la diaspora ont jugé sévèrement le « Voyage en
Arménie », le film de Robert Guédiguian. Trop noir, trop cynique, le
regard du fils de docker marseillais, qui a grandi à l’Estaque,
ferait la part trop belle à la mafia locale, aux 4 × 4 vrombissants,
aux assassinats en pleine rue. De fait, à première vue, les rues
d’Erevan ne ressemblent guère au Far-West ou même à celles de la
Moscou turbulente des années Poutine. Mais de l’aveu même des
diplomates en poste, le film n’est pas si éloigné de la réalité. Et
il ne faudrait pas occulter la corruption et son corollaire de
violence souterraine inévitable dans un pays où le revenu mensuel par
tête demeure encore inférieur à 80 dollars.
« Vous et votre pays de merde ! », s’emporte la fille de Barsam à la
fin du « Voyage en Arménie » de Guédiguian. C’est vrai, il est
austère ce pays de pierres et de douleur, constitué avec « ce qui
restait au fond du tamis lorsque Dieu a créé la terre », dit la
légende. Mais il est aussi étrangement attachant.
Finalement, en contemplant les douze stèles (les douze apôtres) en
basalte sombre du Mémorial du génocide arménien, au sommet de la
colline du fort aux hirondelles, – là où 1 million de personnes
viennent, chaque 24 avril, rendre hommage au 1,5 million de victimes
du crime de « lèse-humanité» -, les mots de Marguerite Duras nous
reviennent curieusement en tête. Notamment sur « l’illusion de
pouvoir ne jamais oublier » dans « Hiroshima mon amour ». « Tu n’as
rien vu à Hiroshima. Rien. » Et l’on se dit qu’on n’a (encore) rien
vu à Erevan.
Carnet pratique
Transports : Armavia et Air France assurent des vols directs
plusieurs fois par semaine (à partir de 400 euros), temps de vol : 5
heures (+ 3 heures de décalage horaire). Visa obligatoire à demander
à l’ambassade d’Arménie, 9, rue Viète, 75017 Paris.Hôtels : l’Armenia
Marriott, cinq étoiles, place de la République, l’hôtel historique le
plus huppé, qui a conservé son atmosphère, ou l’hôtel Europe
(), sans véritable charme mais fonctionnel et très
central.Restaurants : Tavern Our village, 5 Sayat Nova,
Erivan, 2 Tumanian Street, près de l’Opéra. Le Café
de Paris, 23 Abovian Street.A signaler : le Malkhaz Jazz Club, 52,
rue Pouchkine, véritable institution de la nuit d’Erevan, célébrée
par le journaliste-écrivain Louis Carzou.Le musée Sergueï Paradjanov,
lire : Guide Evasion, Arménie, Hachette
Livre 2006.« L’Arménie à l’épreuve des siècles », Découvertes
Gallimard 2005.En DVD : « Le Voyage en Arménie », de Robert
Guédiguian doit sortir le 22 février (Diaphana Edition Vidéo).