La Turquie sous le choc

Le Matin, France
21 janvier 2007 dimanche
Édition Demanche

La Turquie sous le choc;
ASSASSINAT Les réactions sont nombreuses après le meurtre du
journaliste Hrant Dink

par Burçin Gercek; Baumgartner

INDIGNATION La mort de Hrant Dink provoque un courant de
protestations en Turquie. La communauté internationale dénonce aussi
le meurtre de ce journaliste engagé

Istanbul

«Nous sommes tous des Hrant Dink, nous sommes tous des Arméniens!»
Dans un pays où prononcer le mot «arménien» pourrait être considéré
jusqu’à récemment comme une insulte, le slogan des centaines de
personnes réunies à Istanbul vendredi soir aurait sûrement fait
plaisir au journaliste qui a dédié sa vie à la réconciliation des
deux peuples. Plusieurs fois poursuivi par la justice à cause de ses
propos sur le génocide arménien, Hrant Dink a été tué par balles
vendredi à Istanbul devant le siège du journal Agos dont il était
directeur de la publication. La Turquie retourne-t-elle dans ses
années noires où des secteurs obscurs de l’appareil d’Etat surnommé
«l’Etat profond» commanditaient le meurtre des journalistes et des
opposants? «Cet assassinat sert les intérêts de ceux qui veulent
empêcher la démocratisation de la Turquie en créant des tensions»,
répond Fethiye Cetin, avocate de Hrant Dink et défenseur des droits
des minorités. «Les procès ouverts contre lui visaient à le rendre
«ennemi de la nation turque» aux yeux de la population. Ils ont
atteint leur but». L’auteur présumé du crime, qui a été filmé en
prenant la fuite par une caméra de surveillance, est actuellement
recherché.

Accusé de «traîtrise»

Le journaliste d’origine arménienne sentait la menace arriver. «Je
sens que des forces obscures ont décidé de m’infliger une bonne
leçon», écrivait-il dans un de ses derniers articles. Sa «faute»
était de s’exprimer sur des sujets brûlants: jamais il ne mche ses
mots pour parler du génocide arménien qu’Ankara refuse de
reconnaître. La question kurde, les droits des minorités non
chrétiennes, les journalistes emprisonnés, la fermeture de la
frontière arméno-turque: autant de sujets sensibles qu’il traitera
dans son journal et qui le rendront cible des milieux nationalistes.
Alors que sa photo est publiée à la Une des journaux d’extrême droite
qui l’accusaient de «traîtrise», il attire en même temps les foudres
de la diaspora arménienne à cause de son appel au dialogue avec la
population turque. Son active participation aux débats sur le
génocide arménien lui vaut l’acharnement de la justice. De nombreux
procès sont ouverts pour «insulte à l’identité turque». Parce qu’il a
appelé les Arméniens à se débarrasser de la haine des Turcs qui les
«empoisonnent», il sera condamné à six mois de prison avec sursis.
Des groupes nationalistes l’attaquent physiquement devant le
tribunal.

Droits bafoués

Pour ce défenseur des droits des minorités, se sentir dans son propre
pays comme un citoyen à part entière a toujours été problématique. Il
n’obtiendra jamais de grade lors de son service militaire à cause de
ses origines arméniennes. Le camp d’été pour les orphelins qu’il
dirigera plus tard sera confisqué par l’Etat comme de nombreux biens
appartenant à des minorités non musulmanes. L’assassinat de Hrant
Dink a provoqué une forte émotion chez l’opinion publique turque, qui
reste pourtant souvent insensible aux droits bafoués des minorités.
«Cette balle a été tirée contre la Turquie» a titré le journal
Milliyet. Des milliers de personnes se sont spontanément rassemblés
vendredi soir devant le journal Agos en scandant: «L’Etat assassin
rendra des comptes». Les obsèques de Dink, qui seront organisés
mardi, devraient se transformer en une manifestation de masse contre
les crimes de «l’Etat profond».

Crime haineux

Hier, les réactions internationales ont été vigoureuses. Par exemple,
le Conseil de l’Europe s’est déclaré profondément choqué et attristé
par cet assassinat. «Je m’associe au Premier ministre Recep Tayyip
Erdogan dans sa condamnation de ce crime haineux et salue son
engagement à faire traduire les coupables en justice», a ajouté Terry
Davis, le secrétaire général du Conseil qui a aussi souligné: «Il est
important que les citoyens de tous les pays aient le droit de
débattre librement de leur histoire nationale».