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L’Express
12 juillet 2004

Oubliée entre Orient et Occident;
Le roman d’Athènes

Par Makarian Christian; Stavridès Yves

Après l’occupation romaine, voici que le christianisme gagne la Grèce
et efface Athènes. Constantinople, siège d’une nouvelle Grèce, règne
sur l’Empire byzantin; la cité de Périclès, elle, n’est plus qu’un
village boueux

Et l’on s’avance ainsi vers l’an 1… Le Christ. Quand il dispense
son enseignement, il y a un moment où il voit arriver des Grecs, et
il dit: “Maintenant, nous sommes sauvés.” Cela signifie: nous passons
dans l’universel. La seule langue qui soit parlée partout, c’est le
grec, qui rend les Méditerranéens homophonos. Et le seul grec qui
soit parlé partout, c’est celui de l’Attique. L’universalité devient
donc la nouvelle marque d’Athènes. Certes, Sylla a détruit la ville
en 86 avant Jésus-Christ. Mais, après, Rome et Athènes deviennent
alliées. “Nous avons des ennemis communs”, dit un texte. Sous les
Romains, la ville-monde continue d’avoir un rayonnement à travers son
universalité. Au IIe siècle, certains empereurs vénèrent la
civilisation athénienne. C’est Marc Aurèle, qui écrit en grec. C’est
Hadrien, qui reconstruit Athènes. Il élève ce portique qui existe
toujours. D’un côté, il y a l’ancienne ville de Thésée; de l’autre,
celle d’Hadrien, qui va jusqu’au stade. Cette importante extension
architecturale s’accompagne d’un accroissement de la population, qui
dépasse, à un moment, 200 000 personnes.

A quoi ressemble alors cette Grèce sous domination romaine? Toute la
Méditerranée est sous influence romaine, ce qui signifie qu’on y
parle deux langues. Le grec, donc. Et, bientôt, surtout à partir du
règne de Caracalla (211-217), qui étend le droit de citoyen romain à
tout l’Empire, le latin. Toutefois, chaque langue affirme un
territoire de prédilection. C’est la mer Adriatique qui sert de
frontière linguistique: à l’ouest, le latin; à l’est, le grec. C’est
la même ligne qui va séparer les mondes catholique et orthodoxe,
l’Europe chrétienne de l’Ouest et l’Empire ottoman, clivage
fondamental que vous retrouvez jusqu’à nos jours dans la guerre qui a
déchiré la Yougoslavie.

Diriez-vous que la Grèce va peu à peu s’ “orientaliser”? Non. Mais la
période hellénistique, qui va des conquêtes d’Alexandre à la période
romaine, est indiscutablement marquée par la montée de certaines
influences “orientales”, si l’on peut alors employer ce mot. Des
divinités féminines venues d’Orient ou d’Egypte, comme Astarté,
Cybèle, Isis, font leur entrée dans le panthéon grec. On en voit le
signe dans le regain de succès que connaissent les fameux mystères
d’Eleusis. Située au nord-est d’Athènes, Eleusis est une ville
sacerdotale où les Athéniens s’initiaient au mysticisme orphique,
mélange d’immortalité de l’me et de réincarnations jusqu’à la
purification définitive, au cours de rites sacrés qui séduisirent,
notamment, Euripide et Aristophane. C’est important, car, à cause de
son insistance sur la vie future et de sa tendance monothéiste,
l’orphisme d’Eleusis va préparer, dit-on, le terrain du
christianisme. On a trouvé à Eleusis la célèbre arétologie,
c’est-à-dire un texte d’une forme très élaborée du culte de la déesse
égyptienne Isis. Or, dans ce texte d’éloges consacrés à Isis, on
retrouve les épithètes dédiés plus tard à la Vierge Marie. Un des
textes les plus connus de l’orthodoxie, l’hymne acathyste, emprunte
sans doute beaucoup à l’arétologie. C’est très frappant. Athènes est
assise sur la gloire de son passé mais s’ouvre progressivement au
nouveau monde.

Comment expliquer que, lorsque le christianisme apparaît, Athènes ne
joue pratiquement aucun rôle à l’égard de cette nouvelle religion?
Athènes ne joue aucun rôle, mais pas la langue ni l’esprit grecs, qui
se situent, au contraire, à l’origine même du christianisme. Quand
l’apôtre Paul vient visiter Athènes, il s’adresse aux andres
athinaioi, aux hommes d’Athènes, c’est-à-dire à l’assemblée. Ce qui
prouve que les institutions gardaient encore leur importance. Il leur
rappelle que, parmi tous leurs dieux, il existe un culte au dieu
inconnu, qu’il va évidemment assimiler à son propre Dieu. Mais, avant
d’arriver à Athènes, il est passé par Philippes, Corinthe, Salonique,
aux habitants desquelles il destine des lettres essentielles, les
fameuses épîtres. Or il n’existe pas d’épître aux Athéniens. Ce qui
donne une idée précise des lieux qui comptent à cette époque.
L’importance économique s’est visiblement déplacée. La grande cité
active est alors Corinthe. Saint Paul s’adressant en priorité aux
juifs, il en trouve un grand nombre dans cette ville, qui est un port
très prospère.

Pourquoi Athènes reste-t-elle à l’écart du message paulinien? Est-ce
parce qu’on n’y comptait pas de juifs? Il y avait sans doute des
juifs à Athènes, puisque Paul va y faire tout de même quelques
disciples. Mais ils y sont beaucoup moins nombreux qu’à Corinthe ou à
Salonique. Cela dit, ce n’est pas la raison pour laquelle le
christianisme ne fleurit pas à Athènes. La vraie raison tient à la
mentalité et aux préjugés des premiers penseurs chrétiens. Saint Jean
Chrysostome va nommer Athènes “Kateidôlos polis”, la “ville qui adore
les idoles et qui en est pleine”. Athènes ayant gardé tout son aspect
architectural du passé, elle regorge de statues, de sculptures, de
monuments – jusqu’au Parthénon lui-même – entièrement consacrés à la
gloire du panthéon et de la mythologie. Ce qui déplaît au plus haut
degré à la religion profondément “aniconique” qu’est, au moins à ses
débuts, la foi chrétienne. Chrysostome prend même le déclin d’Athènes
comme le témoin privilégié du triomphe du christianisme. Face à la
diffusion victorieuse du message chrétien, il écrit: “Où est donc
passé l’orgueil d’Athènes?” Autrement dit, le déclin d’Athènes est la
preuve que le Christ est vainqueur. Pour trouver une Athènes
chrétienne, il faudra attendre la période byzantine, plusieurs
siècles après. Le Parthénon deviendra alors un temple consacré à la
Vierge.

Athènes ne deviendra pas pour autant une grande capitale
chrétienne… Evidemment non. Ce sera Constantinople. Pour une raison
assez simple: Constantinople a été créée pour devenir la capitale de
la chrétienté. Se produit alors la translatia imperii, le transfert
de souveraineté impériale. Mais on entend beaucoup d’erreurs à ce
sujet. Il faut donc apporter ici quelques précisions. En 313,
Constantin proclame un édit de tolérance qui autorise la foi
chrétienne dans tout l’Empire romain. Les persécutions cessent, mais
le monde romain ne devient pas chrétien pour autant. Le 11 mai 330,
l’empereur inaugure sa ville, Constantinople, en lui donnant son nom
sur le modèle d’Alexandre. Il songe d’abord au site de l’antique
Troie et se rallie finalement au site de l’actuelle Istanbul sur les
conseils de ses amiraux. Puis il choisit la rive orientale du
Bosphore, face à Constantinople, et fait creuser des fondations.
Selon la légende, le choix final viendra des anges qui déplacent
nuitamment les blocs de pierre installés de jour et les déposent sur
la rive occidentale du Bosphore. De sorte que le mythe s’empare de la
vérité: la création de Constantinople est issue de la volonté divine.
Le problème, c’est que Constantin n’est pas chrétien, contrairement à
ce que raconte la tradition. Peut-être a-t-il été baptisé sur son lit
de mort, encore n’est-ce pas sûr. Son grand souci est de faire
barrage à l’autre puissance mondiale qui dispose d’un dominium mundi,
à savoir la Perse sassanide. A l’ouest et au nord, l’Empire romain
n’a plus d’ennemi inquiétant, en tout cas pas pour l’heure. En
revanche, du côté de l’Orient, la menace perse est constante. Comment
convaincre les populations orientales de l’Empire de combattre les
Perses? En adoptant, en apparence, leur religion ou leur
spiritualité. Car le christianisme a gagné toute l’Asie mineure. Il
suffit de relire l’Apocalypse pour y retrouver les sept lampes de la
foi: Ephèse, Smyrne, Laodicée, Philadelphie, Pergame, Sardes,
Thyatire. La fondation de Constantinople s’inscrit complètement dans
cette perspective purement stratégique. La preuve en est que
Constantin n’envisage pas le transfert de tous les pouvoirs de Rome à
Constantinople. Il dédouble les capitales et les pouvoirs, ce qui est
fort différent, afin de pouvoir répondre aux invasions des Goths, au
nord de l’Italie, comme à la puissance des Perses, à l’est du monde
grec. Finalement, 330 marque surtout le transfert de l’esprit grec
d’Athènes à Constantinople. Face à la Rome ancienne, Constantinople,
également nommée Byzance, à la fois Nouvelle Rome et Nouvelle
Jérusalem, mais jamais Nouvelle Athènes, va s’imposer comme la grande
capitale hellénophone, c’est-à-dire aussi héritière d’Athènes.

Athènes entre dans l’ombre de l’Histoire… On ne sait pas
grand-chose de ce déclin. Administrativement, Athènes se dilue dans
la grande province d’Illyrie. Au profit de Salonique, grand centre
administratif et culturel situé sur la route de Rome à
Constantinople, qui dispose de palais, d’hippodromes, d’absides. La
Grèce continentale est appelée ta Katotika, province du bas,
dénomination presque péjorative. Avec l’arrivée des grandes invasions
slaves qui déferlent vers la Méditerranée à partir du VIe siècle, la
route du nord, qui achemine marchandises et personnes par Salonique,
est coupée ou devient incertaine. La voie maritime du sud, dont une
station est Monemvassia, a alors la préférence. La provincialisation
d’Athènes continue et même s’accélère avec le règne de Justinien,
dernier empereur à persécuter les païens. Athènes devient une cible.
Un premier choc l’avait atteinte de plein fouet sous Théodose Ier
(379-397), qui proclama la foi chrétienne religion d’Etat. Il ordonna
la fermeture des temples, bannit définitivement les Jeux olympiques
et fit détruire un nombre considérable de monuments païens. Mais,
sous Justinien (527-565), l’école d’Athènes est fermée et ses
professeurs s’enfuient en Perse, où ils traduisent les grands
philosophes, Platon, Aristote et les autres, dans les langues
orientales. C’est ainsi que, notamment via la Perse, les Arabes vont
recevoir la pensée antique, qui restait par ailleurs enfermée dans le
secret des monastères byzantins. Justinien, btisseur de
Sainte-Sophie de Constantinople, marque la rupture définitive avec
l’Antiquité. A partir de son règne, le terme hellen (grec) signifie
idoltre. Pendant tout la période byzantine, hellenica grammata, la
littérature hellénique, ne veut plus dire qu’une seule chose: le
paganisme. La plus grande réussite du christianisme est d’avoir fait
croire cela. Les Grecs anciens n’étaient pourtant pas idoltres; leur
panthéon ne supposait pas d’attitude idoltre de la part des
Athéniens. On ne se prosternait pas devant des idoles. C’était un
polythéisme, mais, en aucun cas, une idoltrie. Le christianisme
avait-il besoin de cette caricature pour surmonter ses propres
divisions? Je ne sais pas. Peut-être. N’oublions pas qu’il faudra six
conciles oecuméniques, réunis par Byzance sur plusieurs siècles, pour
trancher de la nature, divine ou humaine, du Christ. Jusqu’à ce que
les Arabes fassent leur apparition en Syrie-Palestine, provinces
byzantines, pour s’en emparer au nom de l’islam. A partir de là,
l’Egypte et le Machrek sont définitivement perdus. Byzance ne
s’appuie plus que sur l’Asie Mineure, de la côte égéenne à l’Arménie,
pour résister aux Arabes et à l’islam.

La Grèce continentale reste-elle constamment hors du jeu? Oui,
vraiment. Quand, au milieu du VIIIe siècle, surgit la crise de
l’iconoclasme, volonté farouche de l’empereur de détruire les images
chrétiennes, Athènes et le sud de l’Italie sont considérés comme
iconodoules, c’est-à-dire favorables aux icônes, tandis que les
provinces orientales sont clairement iconoclastes. Encore une fois,
on explique le fait par l’attachement d’Athènes à l’idoltrie, alors
que l’est de l’Empire subit l’influence des religions judaïque et
musulmane, toutes deux aniconiques. Isolée, oubliée au milieu de
cette ligne de fracture, Athènes retrouve, de temps en temps, un
petit rôle. En l’an 800, une impératrice née à Athènes, qu’on a voulu
marier à Charlemagne, se trouve sur le trône de Byzance. Plus tard,
en 1014, l’empereur Basile II, dit le Bulgaroctone (le tueur de
Bulgares), tient à célébrer sa victoire en montant à l’Acropole, où
l’on vénère la Sainte Vierge.

A quoi ressemble cette Athènes reléguée à un rang plus que
secondaire? A la fin du XIIe siècle, alors que Constantinople dispose
d’une université très prestigieuse, d’une encyclopédie due à
Constantin Porphyrogénète, d’une pléiade d’artistes encouragés par la
dynastie des Comnène, Michel Choniate, frère du plus haut dignitaire
de l’Etat byzantin, arrive à Athènes pour y exercer sa charge
d’évêque métropolite. Il écrit à ses compatriotes
constantinopolitains: “Comment avez-vous pu m’envoyer dans un village
plein de boue où j’ai du mal à trouver un livre?” Autre critère du
déclin, il n’y a à Athènes aucune grande famille susceptible de
donner des dignitaires à Constantinople. Les grandes familles
byzantines sont arméniennes, capadocciennes, micrasiates (de l’Asie
Mineure), macédoniennes.

Quel genre de population habite à Athènes? Nous possédons un texte
impérial qui évoque une éventuelle slavisation de la ville au temps
d’Irène l’Athénienne. Il y a deux sortes de Slaves. Ceux qui se
regroupent en Bulgarie pour attaquer Byzance et ceux qui évoluent en
bandes autonomes émigrant vers le sud. Ces bandes se fixent dans de
petits fiefs, de la Thessalie au Péloponnèse, sous l’autorité d’un
chef local byzantin, et font souche en acceptant l’autorité de
Constantinople. Hellénisés, christianisés, ils se mêlent à la
population grecque et participent à l’effort de guerre ou fournissent
des cadres à l’administration. Ajoutons qu’ils sont d’autant plus
nombreux que, en 756, une terrible épidémie de peste décime la
population grecque. Face aux Slaves venus du nord, les empereurs
byzantins, à la suite de Nicéphore Ier le Logothète (début du IXe
siècle), vont se montrer créatifs. Ils recourent largement aux
Micrasiates et aux Arméniens, qu’ils installent en Grèce, dans les
zones tampons, comme en Macédoine, ou même à Athènes, afin de
rebyzantiniser le pays pour que l’élément slave n’y soit pas
dominant. C’est ainsi qu’une des grandes lignées d’empereurs
byzantins – la dynastie macédonienne, fondée par Basile Ier – est
arménienne. Enfin, bien plus tard, au milieu du XIVe siècle, ce
seront les Albanais qui descendront à leur tour vers Athènes. Le
résultat en est que la population athénienne est très mélangée, mais
se trouve unie par l’orthodoxie et la langue grecque. Du reste,
Athènes change de population, mais garde tout le temps son nom.