Aznavour, le plus grand des crooners

Le Temps, Suisse
23 février 2007

Aznavour, le plus grand des crooners;
PORTRAIT. A 82 ans, le chanteur français d’origine arménienne sort
son nouvel album, «Colore ma vie», enregistré à Cuba. Rencontre avant
une prochaine tournée d’adieu.

Une limousine à plaques vertes, celles des corps diplomatiques, vient
de déposer à la porte d’une brasserie parisienne un petit homme très
respecté, cheveux blancs, allure droite. Charles Aznavour a 82 ans.
Il arrive du Japon, va répéter à l’Opéra de Paris-Bastille. Il est en
pleine tournée d’adieu, commencée triomphalement au Radio City Hall
de New York (6000 places) à l’automne 2006. Pour un abonné aux «200,
250 galas par an», le fait mérite d’être précisé.

«Faites-vous vraiment vos adieux à la scène?

– Disons que je fais des adieux…»

Geste vague, yeux malins et un «des» bien appuyé, la marque de
fabrique de Charles Aznavour, un surdoué de la ponctuation sur le mot
qui compte: le célèbre «On ne m’a «jamais» accordé ma chance», dans
Je m’voyais déjà. Chemise à carreaux, pull rouge, Charles Aznavour
est ambassadeur itinérant de la République d’Arménie, d’où le
chauffeur et les plaques vertes. Et ce soir-là, 17 février, il y a un
gala pour l’Arménie à Garnier.

Les plaques de voiture, Charles aime. «Partout dans le monde, je joue
avec les lettres, j’invente des mots.» Le menu aussi prête aux
calembours. De la langue française, Charles Aznavour apprécie la
concision, «une virgule déplacée, et vous inversez le sens d’une
phrase»; les exemples drôles suivent en salve. Le français, c’est
Victor Hugo, son mentor, et puis des mots simples aussi, dont il a
fait 800 chansons, certaines, magnifiques, à partir du banal: Hier
encore, Désormais, Et pourtant, Tu t’laisses aller, Si… Ce petit
brun incompris, que la critique anglaise avait surnommé «Asnovoice»
et la critique française «L’enroué vers l’or», a mis presque vingt
ans à avoir du succès. Puis s’y est installé, se faisant aimer pour
ses défauts précédents: la taille, la voix, le français swingué…

Il dit sereinement que, de toute sa vie, il n’a jamais croisé de
psychanalyste. «J’ai trop vu le malheur pour me complaire dans la
tristesse: la guerre, les privations, la pauvreté, pas la misère.
Vous savez, les enfants d’immigrés sont des survivants.» Ainsi
Charles Aznavour version deuxième millénaire est-il devenu l’ami des
jeunes chanteurs français issus de l’immigration, et le patriarche
d’une famille «où il y a des enfants et des petits-enfants juifs,
musulmans, catholiques et grégoriens. D’ailleurs, j’ai épousé une
femme de couleur, elle est très blanche.» Il s’agit de la Suédoise
Ulla Thorsell, quarante ans de mariage.

En 1924, Mischa et Knar Aznavourian, de jeunes artistes fuyant les
persécutions antiarméniennes, arrivent à Paris en provenance de
Turquie, via la Grèce. Ils ont une fille, Aïda, née l’année
précédente à Salonique. Apatrides, ils attendent un visa pour les
Etats-Unis. Mais le 22 mai 1924, la naissance de Vaneragh, dit
Charles, les fixe à Paris.

Il dit que tout ce qu’il a écrit ensuite a été conditionné par cela:
il était étranger, ignoré par des gens qui passaient devant lui sans
le voir. «Nous vivions dans une pièce de 25 m2. Si l’on oublie ses
racines, on n’est rien. Mais je n’ai pas connu l’Arménie. Ma mère
était une Arménienne de Turquie, mon père était un Géorgien d’origine
arménienne. Et je suis un Français, avec des origines arméniennes.»

Longtemps, Aznavour va rester loin de l’histoire et du génocide des
Arméniens. «Je suis Français avant tout, mais, à la maison, mes
parents nous ont transmis l’Orient, l’Asie mineure, la poésie
persane.»

En 1963, Charles Aznavour, en pleine gloire, va pour la première fois
en Arménie, alors partie de l’URSS. Il est antisoviétique primaire:
«Je ne suis pas de gauche, je suis gauche», précise l’intéressé. A
ceux qui pensent alors que le fils prodigue est rentré au pays, il
oppose: «Je suis Français.»

Son rapprochement avec l’Arménie s’affirme après le tremblement de
terre de 1988 et se concrétise lors des massacres du Haut-Karabakh en
1992.

Charles Aznavour a élu domicile en Suisse, à Genève. «J’y suis parti
il y a trente ans. J’étais ruiné, parce que nous, les stars, sommes
dépensiers, j’ai mis dix ans à me refaire – bien, je le précise. Mais
jamais je n’aurais changé de nationalité. C’eût été une offense au
pays qui m’a accueilli.»

Pour lui, Johnny Hallyday a peut-être raison de fuir la fiscalité
française, mais pour le reste… «Je sais calculer, mais je ne sais
pas compter», ajoute Aznavour, qui précise encore une fois payer ses
impôts en France pour ses activités. «Et je n’ai investi qu’en
France», en rachetant par exemple, en 1995, les prestigieuses
éditions musicales Raoul Breton (Edith Piaf, Charles Trenet, Serge
Lama, etc., à qui se sont ajoutés Linda Lemay, Grand Corps Malade,
etc.), et son propre catalogue de chansons, dont la moitié des parts
appartenait au géant américain Warner/Chapell.

Au restaurant, des tables voisines, on lui lance des petits signes,
des clins d’oeil, des bouquets de complicité. Dans les coulisses de
l’Opéra Bastille, idem. L’invité fétiche de Michel Drucker, le vieux
sage qui savoure la Star Ac, l’amateur de La Bohème, de Puccini, a
été, est et sera le plus grand des crooners français. «On se
l’arrache en Amérique latine», dit Romero Diaz, producteur exécutif
de son nouvel album, Colore ma vie, et qui organise une prochaine
tournée d’adieu dans les pays du Cône sud. «J’ai été étonné, voilà
longtemps qu’il n’y était pas allé, son aura est entière.»

Aznavour latino? Toujours accompagné de son agent, Levon Sayan –
quarante ans de fidélité -, il s’est installé vingt jours à La
Havane, fin 2006, pour y enregistrer Colore ma vie. «Il a eu une
vision très tolérante de Cuba, très gauche», constate Romero Diaz,
encore une fois étonné. Aznavour a la réputation d’être à droite.

Un jour, raconte le chanteur, en Ouzbékistan, un type lui montre un
de ses albums qu’il possède chez lui. Les chansons sont bien là, mais
le pirate s’est trompé de photo: sur la pochette, c’est Georges
Guétary. «Pas grave, je ne suis dupe de rien. Autrefois, des
douaniers étrangers me demandaient d’épeler mon nom, aujourd’hui,
j’ai vieilli, ils me demandent si je suis parent avec le chanteur.»

Pour la carrière internationale, il a regardé du côté de Maurice
Chevalier. Pour la scène, il a emprunté à Edith Piaf, qui aimait rire
et qu’Aznavour a aimée «pour ce qu’elle était»: «J’ai quitté femme et
enfant pour la suivre, elle fascinait. Elle m’a appris le respect du
public, le sérieux du métier.»

Charles Trenet, son ami, a fait le reste, et l’essentiel: la maîtrise
de l’écriture. «Je suis un auteur classique avec des idées pas
classiques. Mais comme tous les autodidactes – je les appelle les
ignares -, on doit toujours en savoir plus.»

Encadré: Parcours

1924 Naissance à Paris.

1960 Premier triomphe avec «Je m’voyais déjà», et «Tirez sur le
pianiste», de Truffaut.

1963 Premier concert à New York, au Carnegie Hall.

1973 «Comme ils disent», chanson sur la différence homosexuelle.

1995 Rachat des éditions musicales Raoul Breton.

2007 «Colore ma vie», nouvel album Odéon/EMI.