Le Monde
27 juillet 2004
Ces artistes étrangers qui ont choisi la France : Seyhmus Dagtekin.
Les mots libres de Seyhmus Dagtekin, pacifique contrebandier de la
langue
L’ÉTÉ DU MONDE CULTURE ;
Le poète et romancier, né et élevé dans un village du Kurdistan turc,
vit à Paris depuis 1987. Il ne s’y sent pas en exil
par Catherine Bédarida
NAÎTRE ICI, vivre là, grandir dans une langue, écrire dans une autre
: le chemin du poète et romancier Seyhmus Dagtekin est une suite de
passages, depuis sa naissance, en 1965, dans un village kurde du
sud-est de la Turquie, jusqu’à sa vie actuelle d’écrivain parisien.
Un itinéraire d’artiste toujours méfiant à l’égard des destins figés,
des identités assignées. « Personne n’est défini une fois pour toutes
par des limites de langue, de territoire ou d’appartenance. Chacun
est en devenir. Chacun peut exister dans une langue autre que celle
de son origine. »
Les hommes de son village vivaient, pour beaucoup, de contrebande,
chevauchant la nuit à travers les frontières afin de se procurer les
mille et un produits manquant dans ces vallées pauvres. Seyhmus
Dagtekin est un contrebandier pacifique, qui chevauche dans la nuit
de la littérature pour ouvrir le monde. « L’univers d’aujourd’hui est
plein de frontières et de toutes sortes de barrières. On vient d’une
culture, d’une langue, d’un pays. Alors on ne pourrait pas se glisser
dans ceux des autres. Je ne partage pas cette conception. L’autre ne
m’est pas étranger, mais seulement inconnu. D’inconnu, il peut me
devenir connu, si j’en fais l’effort. »
L’écrivain a grandi dans une bourgade de montagne au mode de vie
quasi autarcique. « Jusqu’à 10 ans, j’ai vécu au village, où il n’y
avait ni voiture, ni télévision, ni radio. Deux fois par mois, on
descendait au marché acheter le thé et les victuailles », se
souvient-il. Cette enfance, il la raconte – en français – sans
nostalgie dans son premier roman, A la source, la nuit, paru cet
hiver (« Le Monde des livres » du 5 mars).
Au village, l’écrit n’existe pas, sauf sur les emballages d’aliments
ou sur les paquets de cigarettes arrivés en contrebande des pays
arabes voisins. Le kurde, unique langue des villageois, est interdit
par l’Etat turc. Pendant la petite enfance de l’auteur, seuls deux
hommes, dont son père, parlent le turc et lisent l’alphabet latin.
Les années fastes, les paysans font appel à des lettrés pour diriger
les prières du ramadan. Ils apportent le livre sacré, écrit en arabe
que nul villageois ne sait déchiffrer. Mais l’Etat turc construit une
école et nomme un instituteur vers 1970, et l’enfant appartiendra à
la première génération scolarisée du village.
Ce passage en entraînera d’autres – vers la langue turque, vers
l’université à Ankara. Seyhmus Dagtekin y fait des études de
journalisme et d’audiovisuel.
Entre-temps, l’un de ses frères est parti travailler en France comme
ouvrier dans l’industrie lorraine. « En 1974, il a fait partie de la
dernière vague de travailleurs immigrés recrutés par contrat dans
leur pays. » En 1987, Seyhmus rejoint son frère aîné, pour compléter
ses études universitaires. Il « naît au français », selon
l’expression qu’il aime utiliser.
Au cours intensif du début à Nancy succèdent des études de cinéma à
Paris. Ces années-là, la répression turque dans les régions kurdes
est d’une extrême violence. « Je ne suis pas un militant, mais j’ai
la conscience de mon appartenance. Je ne me voyais pas faire mon
service militaire dans une armée qui menait la guerre contre mon
peuple. Je suis resté en France pour éviter d’aller à l’armée, puis
je me suis enraciné. Je me suis replanté dans le terreau de la langue
française, mais je reste l’arbre que j’étais. »
Seyhmus Dagtekin n’a jamais écrit dans sa langue maternelle,
interdite à l’oral comme à l’écrit. Les romanciers kurdes les plus
connus, comme Yacher Kemal, écrivent en turc. L’adolescent suit ce
chemin, pour ses premiers textes. Quatre ans à peine après son
arrivée en France, il commence à écrire en français.
D’entrée, il choisit la poésie, sans doute la porte d’accès la plus
difficile pour un étranger : elle exige, plus encore que la rédaction
d’un essai ou d’un livre document, une appropriation de la langue, un
travail d’émancipation.
Dans ses quatre recueils de poésie, les femmes aimées se prénomment
Agnès ou Cécilia, les lieux évoqués sont Montmartre, Belleville ou
les monts d’Arrée. « Je ne me sens pas en exil, je me place pas comme
étranger », affirme l’auteur.
Son premier roman plonge au contraire dans l’enfance. Il apporte des
éclairages sur la vie dans ces villages reculés. Mais c’est toujours
l’écriture qui prime, le choix d’un angle serré, d’une langue
poétique qui suggère plus qu’elle ne démontre. Fait rare sous une
plume turque, un passage évoque le génocide des Arméniens de 1915 et
la participation de Kurdes aux massacres.
Aujourd’hui, l’écrivain est ancré dans la vie littéraire française.
Il n’est plus retourné en Turquie depuis douze ans, où il reste en
délicatesse avec les autorités, suite à son refus d’effectuer son
service militaire. L’artiste va demander sa naturalisation française,
bien que l’idée de frontières lui reste étrangère. « Quand je suis
arrivé en France, je déchiffrais Les Fleurs du mal, à l’aide du Petit
Larousse. J’étais profondément touché et je ressentais comme une
appartenance immédiate. Je ne suis pas venu avec mes limites. Je suis
venu comme un territoire ouvert. »
NOTES: PROCHAIN ARTICLE Natacha Kouznetsova, danseuse contemporaine
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