GORKY, L’OUBLIE DE L’ABSTRACTION
Philippe Dagen
Le Monde, France
6 avril 2007 vendredi
ARTS
Deux expositions parisiennes font redecouvrir l’oeuvre fondatrice du
peintre, mort en 1948
Arshile Gorky a ete l’un des grands peintres de l’expressionnisme
abstrait americain. Il est l’auteur de quelques chefs-d’oeuvre du
genre, avant De Kooning ou Rothko. Arshile Gorky est neanmoins le moins
connu des artistes de cette generation new-yorkaise. En France, il a
ete peu montre : la dernière fois, c’etait en 1985. Deux expositions
parisiennes, au Centre culturel Calouste-Gulbenkian et au Centre
Pompidou, quoique chacune de dimensions reduites, font aujourd’hui
une bonne introduction a l’oeuvre.
Pourquoi est-elle si meconnue ? Parce que l’oeuvre s’est interrompue
très vite et parce que Gorky a tout fait, de son vivant, pour demeurer
insaisissable – et le reste aujourd’hui.
Sa fin d’abord : en juillet 1948, Gorky, âge de 44 ans, se suicide
parce que sa femme l’a quitte pour le surrealiste Roberto Matta ;
mais aussi parce que le bras avec lequel il peint est paralyse a la
suite d’un accident de voiture et d’une mauvaise fracture ; et encore
parce qu’il souffre des sequelles d’un cancer opere en 1946.
Or, en 1948, son art n’a pris singularite et ampleur que depuis peu.
Ses premières toiles degagees de toute influence datent des annees
1943 et 1944, au moment où il rencontre son defenseur le plus puissant,
Andre Breton. Quatre ans pour edifier une oeuvre, c’est peu.
L’autre raison tient a la vie de l’artiste et a sa manière de se
presenter – de se cacher. En 1904, Arshile Gorky est ne Manoug Adolan
dans un village au bord du lac de Van, en Armenie. Il n’a invente son
pseudonyme que vers 1922, deux ans après son arrivee aux Etats-Unis.
Entre-temps, il a subi avec sa mère et sa soeur le bombardement de
Van par les Turcs. Il a connu les fuites, la misère, la terreur des
massacres commis par les troupes ottomanes. Survivant du genocide
armenien, il a vu mourir sa mère du typhus.
USAGE TROUBLANT DU PASSE
Or, de ces faits dont on suppose qu’ils ont eu une importance decisive
pour lui, Gorky fait un usage troublant. Aux Etats-Unis, il se pretend
parfois russe et ne dement pas toujours ceux qui le croient apparente
a Maxime Gorki. Il affirme avoir ete l’elève de Kandinsky en 1920,
ce qui est impossible. Il suggère que sa peinture ne se comprend
qu’en reference a ses souvenirs d’enfance et dit aussi qu’il revient
au spectateur " d’y trouver sa propre signification ".
Il se reclame si souvent de ses maîtres – Cezanne, Picasso, Miro –
qu’il paraît se placer, par incertitude ou par crainte, en position
de disciple. La critique lui attribue des charmes orientaux, une
sensualite qui serait " le produit raffine d’une tradition francaise
" et, simultanement, le merite d’etre l’un " des très rares peintres
americains " dont l’importance depasse les frontières du pays. Rien
de tout cela ne rend plus clair son cas.
Il vaut donc mieux ne se fonder que sur les toiles et les dessins
montres au Centre culturel Calouste-Gulbenkian et au Centre Pompidou.
On y voit un jeune artiste qui, a partir de la fin des annees 1920,
assimile par l’imitation l’art moderne qu’il decouvre dans les
livres, les revues et les collections new-yorkaises. Picasso l’obsède
longtemps, autant le Picasso cubiste que le pseudo-grec de 1921 et
le quasi-surrealiste de 1932.
LONGUE INCUBATION
Gorky experimente la deformation expressive des corps et des objets
jusqu’aux confins de l’abstraction biomorphique. Des traces de Leger
et d’Helion se reconnaissent, avant que Miro ne devienne decisif
dans le dessin sinueux de symboles sexuels et de formes vegetales
et organiques. Cette periode d’incubation dure longtemps chez Gorky,
comme chez son ami De Kooning.
Elle prend fin pendant la guerre, au moment où l’arrivee des
surrealistes parisiens en exil aurait pu alourdir le poids de
leur influence sur Gorky, comme s’il trouvait enfin la force de se
liberer. Des couleurs très diluees glissent sur un dessin de plus
en plus elliptique. Les allusions au paysage s’allègent jusqu’a
l’effacement. Jardin a Sochi, Cascade, Journal d’un seducteur,
Agonie : il suffit de ces peintures admirables, jamais vues en France
auparavant, et de leur cortège de grands dessins tatoues au pastel
pour etablir la magnificence de Gorky quand, soudain, elle eclate et
rayonne. Une retrospective complète lui sera consacree a Philadelphie
en 2009. En Europe, elle fera etape a Londres, a la Tate Modern. Et
pourquoi pas, enfin, a Paris ?
Centre culturel Calouste-Gulbenkian,51, avenue d’Iena, Paris-16e. Mo
Iena. Tel. : 01-53-23-93-93. Du lundi au vendredi, de 9 heures a 17
h 30. Jusqu’au 4 juin. Centre Pompidou,Paris-4e. Tel. : 01-44-78-12-33.
Du mercredi au lundi, de 11 heures a 21 heures. Jusqu’au 4 juin. 10 ¤.
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