AU CENTRE POMPIDOU, LE CINEMA INTIMISTE DE L’EXPLORATEUR ATOM EGOYAN
Jean-Luc Douin
Le Monde, France
9 mai 2007 mercredi
Première retrospective consacree a l’oeuvre du cineaste, qui interroge
les images et leur rapport a la realite
Ne en Egypte en 1960 dans une famille issue de la diaspora armenienne
qui emigra au Canada lorsqu’il etait encore tout jeune, Atom Egoyan
a toujours proclame ce qu’il devait aux images, photos ou films. Il
a raconte comment ces vecteurs privilegies de la memoire lui ont
permis de connaître ses origines culturelles, son histoire familiale,
et par la meme de faconner son identite. Confessant aussi que cette
omnipresence de souvenirs visuels crea en lui un trouble : " Mon père
a realise beaucoup de petits films familiaux en 8 mm, qu’il nous a
souvent montres. Si bien qu’il y a un brouillage dans ma memoire entre
ce que j’ai vecu dans mon enfance et ce que j’ai vu dans ces films. "
En 1995, il signa un court metrage de quatre minutes, A Portrait of
Arshile, dans lequel lui et son epouse, sa comedienne fetiche Arsinee
Khanjian, adressent une lettre a leur tout jeune fils, lui racontant
l’histoire de son prenom qui etait aussi celui du peintre armenien
Arshile Gorky : " Tu t’appelles comme cet homme qui a change de nom
a cause des sentiments que provoquait en lui le souvenir du visage
de sa mère (…), un visage qui contemple aujourd’hui depuis le mur
d’un musee une terre qu’elle n’avait pas imaginee. "
Onze ans plus tard, Atom Egoyan a realise Citadel, l’un des films
inedits de cette retrospective que lui consacre le Centre Pompidou.
Il y filme le retour de la Libanaise Arsinee a Beyrouth, la ville
natale qu’elle quitta adolescente et qu’elle n’avait pas revue depuis
28 ans. Ce documentaire, aussi beau que malicieux, se presente comme
un journal de voyage adresse par le cineaste a son fils, alors âge de
dix ans. Outre une reflexion sur la memoire, le couple, l’identite,
la rencontre douloureuse entre l’histoire individuelle et l’histoire
collective, ce film touristique pose la question qui hante tout le
cinema d’Atom Egoyan : celle de la representation.
" Comment parler de l’intimite ? C’est cela qui m’obsède. Je suis
un cineaste formaliste, qui cherche dans chaque film une forme de
narration adaptee a mon exploration. Chaque fois un dispositif qui
joue entre la psychologie du personnage, la facon dont il se voit
et souhaite se montrer, en refoulant parfois une partie de sa vie,
et la facon dont le spectateur l’apprehende. Ce que je m’acharne
a montrer, c’est a quel point nous sommes conditionnes, objets ou
voyeurs. A quel point nous sommes otages d’un type de narration, et
combien il est facile, pour le filmeur, de manipuler le spectateur. "
Pour prouver que les apparences sont trompeuses, pour explorer
les rituels que se fabriquent les gens afin de vivre avec leur
nevrose, ou comment ils se reinventent un passe grâce a la video,
Atom Egoyan a raconte comment un adolescent se faisait adopter
par un couple de refugies armeniens dont il avait visionne les
confessions therapeutiques (Next of Kin, 1984), comment un homme
divorce enregistrait ses ebats avec sa maîtresse sur une cassette
evoquant sa vie avec sa première epouse, pour l’effacer (Family
Viewing, 1987), comment le client d’une boîte de nuit se trouvait
confronte au souvenir incestueux de sa fille en voyant danser devant
lui une strip-teaseuse en minijupe ecossaise (Exotica, 1994). Le
combat entre l’ordre et le fantasme, entre verites et desirs, est
depeint dans The Adjuster (1990), où l’employee d’une commission de
censure duplique des films pornographiques pour son propre usage.
L’image dissipe la frontière entre sphère privee et sphère publique.
On ne peut plus faire la distinction entre simulacre et realite. On
retrouve ces ambiguïtes dans Citadel, qui renvoie a un autre journal
intime filme en 1993, Calendar. Atom Egoyan y retracait un voyage
en Armenie avec son epouse Arsinee, en mettant en scène sa jalousie
devant les rushes où elle apparaît eprise de son guide. Cette fois,
il abat les cartes. " Je fais des images, ta mère y joue la comedie,
nous avons besoin de dramatiser, ca fait vingt ans que ca dure,
je ne peux pas t’expliquer pourquoi ", dit-il a son fils en voix
off. Et le pretendu voyage autobiographique tourne au vertige.
Car ce qui se joue dans Citadel, ce n’est pas seulement la brutale
confrontation d’Arsinee avec ses racines, l’adhesion du couple aux
pensees de Khalil Gibran, dont ils visitent la maison, et l’evocation
des massacres de Sabra et Chatila dont Egoyan denonce l’absence de
traces : " Ce massacre a ete choregraphie, theâtralise. Les assassins
ont agi a la lueur de projecteurs militaires. Puis l’obscurite s’est
abattue, plus rien ne nous permet de les identifier. Il y a la un
paradoxe terrifiant ! "
Comment se fier a ce que l’on voit, ce que l’on montre ? Qui nous
prouve qu’une image n’a pas ete manipulee, et que l’absence d’images
constitue une preuve ? Graves questions qu’il soumet a ses petits
arrangements. Citadel est une partie de jeu du chat et de la souris
entre Egoyan-filmeur, sa femme-comedienne, et le spectateur-voyeur.
Tout est mine dans cette sequence où Atom doit donner a la police
une bobine de film où figure un plan suspect susceptible de demasquer
deux citoyens.
Puis dans la scène de menage entre Arsinee et Atom. " J’ai voulu
prouver que le public est pret a croire tout ce qu’on lui montre,
meme s’il est conscient des strategies qu’on peut deployer. " La lecon
est aussi posee dans la sphère conjugale, où les parents conscients
d’etre observes par leur fils sont renvoyes a leurs responsabilites.
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