Genocide des Armeniens: rebondissement a Fribourg

Le Temps, Suisse
11 juillet 2007

Génocide des Arméniens: rebondissement à Fribourg;

FRIBOURG. Les députés au Grand Conseil ont reçu un ouvrage
négationniste.

Drôle de lettre que celle reçue dernièrement par les députés
fribourgeois au Grand Conseil. Emanant d’une certaine Union des
associations féminines d’Istanbul, datée du 23 avril, mais postée à
Berne à la fin de juin, elle suggère à ses destinataires la lecture
d’un petit ouvrage, accompagnant l’envoi, dont l’objectif est
clairement exprimé: remettre en cause le génocide des Arméniens.

«Nous nous permettons de vous faire part de notre opinion, selon
laquelle les événements de 1915 ne peuvent être qualifiés de
génocide, car le génocide représente un concept juridique, et aborder
le problème du génocide nécessite la prise en considération des
événements et documents historiques», relate la missive.

Une «stratégie globale»

Après la condamnation, en mars dernier, par le Tribunal de police de
Lausanne, de Dogu Perinçek pour négationnisme, voilà qui risque de
rallumer les feux de la controverse. Du reste, aux yeux de Sarkis
Shahinian, coprésident de l’Association Suisse-Arménie, le moment
choisi n’est pas anodin: «Cela fait partie d’une stratégie globale
visant à banaliser le génocide arménien. A travers cela, c’est aussi
la loi suisse antiraciste qu’on cherche à affaiblir», affirme-t-il.

Le livre adressé aux parlementaires fribourgeois est présenté comme
une preuve. Il s’agirait d’un rapport rédigé par Hovhannes
Katchaznouni, premier ministre arménien en 1918-19, qui prône la
dissolution du Parti Dachnak, la principale formation politique du
pays. Dans ce cadre, il interprète le génocide comme une simple
guerre dans laquelle les Arméniens seraient manipulés par les
impérialistes occidentaux. Ecrit en 1923, le texte est publié en
1927.

L’ombre de l’URSS

C’est là que le bt blesse. Selon l’historien catalan Jordi Tejel, un
spécialiste du Moyen-Orient qui a notamment enseigné à l’Université
de Fribourg, le Parti Dachnak était l’ennemi de la toute fraîche
URSS. Or cette dernière s’est alliée à la Turquie kémaliste pour
dépecer l’Arménie. Hovhannes Katchaznouni s’est mis au service des
Soviétiques. Il a donc certainement orienté les conclusions de son
rapport pour gagner leurs faveurs. «Il y avait 1,5 million
d’Arméniens dans l’Empire ottoman avant la Première Guerre mondiale.
A la fin de celle-ci, il en restait 30000. Comment peut-on nier le
génocide dans ces conditions?» interroge Jordi Tejel.

Le papier de Katchaznouni a été extirpé des limbes par un dénommé
Mehmet Perinçek, qui serait le fils de Dogu. Les ambassades de
Turquie en Suisse et en France n’ont jamais entendu parler de cette
Union des associations féminines d’Istanbul, qui l’a expédié aux
députés fribourgeois. Ces derniers ne sont pas les seuls à l’avoir
reçu: l’an dernier, ce livre a également été envoyé aux
parlementaires fédéraux, ainsi qu’à leurs homologues français et
allemands.

Pourquoi Fribourg?

Pourquoi Fribourg à présent? Difficile de l’évaluer précisément.
Contrairement au Conseil national ou à des législatifs cantonaux
comme ceux de Genève et de Vaud, le Grand Conseil fribourgeois n’a
pas reconnu le génocide arménien. Aucune initiative parlementaire
allant dans ce sens n’y a jamais été déposée. Sarkis Shahinian estime
que les expéditeurs de ce courrier agissent préventivement. «Le fait
que j’habite dans le canton de Fribourg, comme le conseiller national
Dominique de Buman, qui s’est engagé pour notre cause, joue peut-être
aussi un rôle. Ils veulent nous provoquer», estime-t-il.

Les auteurs de la missive risquent-ils une action en justice? Selon
Pierre-Henri Winzap, président du Tribunal de police de Lausanne -qui
a condamné Dogu Perinçek -, la nuance est parfois mince entre le
délit d’opinion et l’infraction pénale. «Cela dépendra donc
grandement de la sensibilité des juges fribourgeois»,
prophétise-t-il. Autre conséquence de cet envoi: il pourrait donner
des idées à certains députés, dans l’optique d’une reconnaissance
cantonale du génocide arménien.