Paroles d’enfants arméniens de Sonya Orfalian, brisure et résilience
Dans Paroles d’enfants arméniens[1], Sonya Orfalian nous livre les témoignages des rescapés des massacres de masse qui ont été commis contre les Arméniens de la Turquie ottomane entre 1915 et 1922. Ce sont des paroles entendues, mémorisées, consignées par Orfalian qui a été elle-même réfugiée en Libye puis en Italie et est restée longtemps apatride. Parmi les souvenirs recueillis dans son entourage familial, auprès d’amis et de connaissances à travers la diaspora, l’auteure a composé trente-six récits, « comme les trente-six lettres de l’alphabet arménien ». Les garçons et filles qui ont survécu aux massacres (re-qualifiés de génocide après 1945) s’appellent Vartug, Lusine, Aram, Sona … Ils nous content de terribles violences observées et subies pendant ces années d’annihilation de tout un peuple.
Ainsi, l’histoire de Victoria :
Des hommes armés tuent et enlèvent certaines d’entre nous.
Je suis seule, sans chaussures ni vêtements, j’ai faim et j’ai soif.
D’autres filles de mon village sont comme moi.
Dans cette marche forcée, on ne rencontre que des morts, tout le chemin est jonché de cadavres en putréfaction.
Du haut de la montagne, les Kurdes nous regardent. Terrifiants.
Ou l’histoire de Mariam :
À nous voir maintenant, on dirait des corbeaux : on rôde en quête de quelque chose à manger parmi les herbes sèches et les buissons. On cherche des graines à picorer. Mais on a des bouches humaines et pas un bec dur comme les corbeaux. On mâchonne les graines qu’on trouve. On les cherche dans les excréments des chevaux, des oiseaux, des chèvres, des graines non digérées qui sèchent et restent entières.
Ou encore celle de Dikran :
Mon père est un haut fonctionnaire du Gouvernement turc, inspecteur de la Banque ottomane. Il s’est caché dans le grenier et moi, attiré par le grand bruit qui vient de la rue – provoqué par les Turcs qui sont venus rafler les Arméniens –, je me penche à la fenêtre et j’aperçois une amie… « Mon père s’est caché ! » je lui crie.
Je n’ai que quatre ans, je croyais que c’était un jeu, je ne comprends pas pourquoi ils entrent chez nous et ils l’emportent, les mains ligotées.
Plus tard, on nous a raconté qu’ils l’ont traîné en forêt et qu’ils lui ont fracassé le crâne à la hache.
Et toujours cette question : qui suis-je ?
Les survivants du génocide orchestré par les Jeunes-Turcs se retrouvent sans famille, sans repères, sans identité. Ils s’installent aux quatre coins du globe, se redonnent une nouvelle chance dans leur pays d’accueil mais n’oublieront jamais le visage d’une mère, le courage d’un père, le son doux du doudouk (hautbois arménien).
Orfalian a su restituer paroles et émotions à l’état brut. Même si la reconstitution des horreurs vécues dans l’enfance passe par l’artifice de l’écriture, Orfalian a le souci de l’authenticité. On entend non seulement les mots mais aussi le souffle de ces « voix brisées ». Les spécificités, le rythme, les redondances de l’oralité sont respectés. On pourrait reprocher à Orfalian de n’avoir pas précisé les espaces diasporiques où ces paroles de survivants ont émergé ni les dates des rencontres. Mais le texte traduit parfaitement la motivation de l’auteure : « faire connaître ces mémoires afin qu’elles sortent du silence de l’Histoire ».
De plus, lorsqu’on l’interroge sur les circonstances des rencontres, Orfalian répond sans hésiter :
« Ces gens étaient présents dans mon enfance et aussi plus tard dans ma vie. Et ils sont toujours avec moi. Des voix s’exprimant en continu, quoique reléguées au silence. Pendant des décennies, j’ai entendu ces chuchotements dans les foyers de ma propre famille et ceux de mes amis arméniens. C’était à Amman, Jérusalem, Paris, Venise, Rome, Tripoli (Libye), Londres, Los Angeles, Téhéran, Le Caire, ainsi qu’en d’autres lieux. »
En fait, l’omission du contexte spatio-temporel des échanges avec l’auteure s’inscrit dans la logique de l’omission des patronymes que Orfalian assume d’emblée.
« J’ai évité les noms de famille, j’ai appelé chacun et chacune par son prénom, comme s’ils étaient des personnages rencontrés au foyer, au coin d’un jardin, au détour d’un bazar. »
Finalement, l’intention de l’auteure permet aux voix d’exister à l’infini, dans une immatérialité qui les rend encore plus prégnantes, plus symboliques. Ces fragments de vie, si tragiques et douloureux, deviennent dépositaires de l’histoire du peuple arménien, comme le tissage des patchworks par les Indiens d’Amérique.
Les récits de rafle, de déportation, d’enlèvements et de tueries sont encadrés par trois textes à caractère plus général et historique. La première préface, « Un livre d’effroi » de Joël Kotek, spécialiste de la Shoah, souligne la cruauté insupportable des témoignages, rappelle que des deux millions d’Arméniens dans la Turquie ottomane en 1915 il n’en reste que 60 000 aujourd’hui et exprime le souhait d’un travail historique salutaire pour les Turcs. La seconde préface, « Contexte historique » de l’historien Yves Ternon, explique la naissance du nationalisme turc qui, au moment du déclin de l’Empire ottoman, perçoit la présence arménienne comme une menace. La postface de Gérard Chaliand résume les étapes qui ont mené aux actes d’extermination entre 1915 et 1917, désigne les collaborateurs des Jeunes-Turcs et énumère les avancées en matière de reconnaissance du génocide pour contrer le déni et l’oubli.
La présentation de l’ouvrage, en présence de l’auteure, aura lieu le dimanche 12 septembre à 14h au Mémorial de la Shoah à Paris.
[1] Sonya Orfalian. Paroles d’enfants arméniens. 1915-1922. Traduit de l’italien par Silvia Guzzi. Paris : Gallimard. Coll. Témoins.Gallimard. 2021.