Des intellectuels turcs refusent le discours officiel sur l’histoire des
Arméniens ottomans
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Article paru dans l’édition du 21/09/2005
Par Célia CHAUFFOUR à Paris
Initialement prévue en mai 2005 à l’initiative des universités Bogaziçi,
Bilgi et Sabanci, puis annulée, la conférence sur les Arméniens ottomans
avait alors provoqué un affolement général. Le comité organisateur a
pourtant tenu tête. La conférence se tiendra à Istanbul les 23-25
septembre prochains. Les enjeux sont à la hauteur du tohu-bohu qui
entoure l’événement : cette poignée d’intellectuels turcs
arrivera-t-elle à ses fins – faire entendre une autre voix que celle
d’Ankara sur un dossier aussi épineux que l’histoire des Arméniens
ottomans ?
C’est l’histoire d’une conférence annulée, puis reprogrammée. Intitulée
“Les Arméniens ottomans au moment de la chute de l’Empire :
responsabilité scientifique et démocratie”, elle s’est attirée, au
printemps 2005, les foudres des cercles politiques turcs au pouvoir
comme dans l’opposition, ainsi qu’un flot de critiques acerbes, jusqu’à
être accablée de “trahison” et de “poignarder la nation dans le dos” par
le ministère de la justice turc.
Face aux défenseurs de la thèse officielle turque sur les massacres
arméniens de 1915, cette levée de plumes et de micros d’intellectuels
turcs jusque là réduits au silence a suffisamment effrayé la classe
politique turque pour être soumise à pression et menacée.
Au pied du mur, le comité organisateur avait alors suspendu ces
démarches. La conférence semblait vouée à ne rester qu’une initiative
indépendante et privée, privée d’un pignon sur rue et interdite d’accès
au débat public.
Pourtant le groupe d’universitaires turcs persévère. Une opinitreté qui
porte ses fruits dès l’été 2005, puisque le comité organisateur annonce
que la conférence ouvrira bel et bien ses portes des 23 au 25 septembre
2005, à Istanbul, devant même jusqu’à accueillir, pour le discours
d’ouverture, le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül.
Ouvrir une 3e voie
A l’origine de l’initiative, des universitaires turcs décidés à ouvrir
une 3e voie dans le débat sur le destin des Arméniens ottomans : entre
une puissante société arménienne en diaspora revendiquant la
reconnaissance du génocide arménien de 1915 et un Etat turc foncièrement
hermétique aux discours divergents des lignes directrices émanant des
organes de l’Etat ou des arcanes du pouvoir, ne serait-il pas
préférable, dans un premier temps, de faire la lumière sur la véracité
de faits historiques dont la population turque ignore jusqu’à
l’existence même ?
Sociologue et historienne turque à l’université Ann Arbor du Michigan,
Fatma Müge Göçek suit de près la tenue de la conférence. Intellectuelle
engagée, décidée à développer une narration critique post-nationale,
elle est aussi à l’origine du « Workshop for Armenian-Turkish
Scholarship », rare initiative rassemblant universitaires et
intellectuels turcs et arméniens pour faire avancer le travail de
mémoire collectif, en particulier sur 1915.
« Aujourd’hui, certains universitaires turcs comme Taner Akcam et Fikret
Adanir osent aborder le débat en employant ouvertement une sémantique
que redoutent plus que tout les cercles officiels turcs : substituer le
lexique du `’massacre” par celui du `’génocide” », explique la
sociologue. « Ma propre lecture m’amène à penser que la réceptivité de
la société turque baisse considérablement dès que le terme `’génocide”
est prononcé, de sorte que toute communication recourant à cette
sémantique est systématiquement rejetée ».
Fatma Müge Göçek incrimine un nationalisme profondément ancré, mais
aussi une ignorance répandue et popularisée du passé et de ses faits
historiques. « Un facteur que je connais bien pour l’avoir moi-même vécu
en Turquie. Bien que j’aie probablement reçu la meilleure éducation que
la Turquie pouvait alors offrir, je n’ai strictement rien appris sur les
événements de 1915, ni même sur les raisons pour lesquelles d’autres
événements que ceux que le discours officiel mettait en lumière
pouvaient avoir eu lieu », lance-t-elle.
« Si on ignore le passé en général, et 1915 en particulier, au-delà de
ce que l’histoire officielle donne à voir, et que l’on est confronté à
l’hypothèse d’admettre la responsabilité d’un crime contre l’humanité,
la première réaction sera de nier et de s’opposer à ce nouveau discours,
sous n’importe quel prétexte. Et je pense que c’est ce qui se produit
aujourd’hui en Turquie. La société turque pressent que 1915 ne s’est pas
déroulé comme les livres d’histoire ont pu le prétendre. Elle doit en
apprendre davantage sans véritablement savoir à quoi s’attendre.
Peut-être faut-il, pour que les Turcs admettent la vérité sur 1915,
qu’ils apprennent dans un premier temps, par eux-mêmes, des faits
historiques véridiques. »
Prendre conscience des faits historiques avant d’accepter le terme de
génocide
Mais le recours à la sémantique du génocide ne permettrait-elle pas
d’étioler explicitement la négation du caractère génocidaire des
massacres d’Arméniens de 1915 et mettre un point final à 90 ans de
silence officiel ? « Oui, employer le terme `’génocide” serait
politiquement correct. Mais les soucis pédagogiques et épistémologiques
que je viens de décrire m’empêche d’adopter cette attitude, aussi
respectueuse soit-elle », avise Fatma Göçek. « La société turque doit en
premier lieu avoir la possibilité de débattre, d’échanger, de discuter
sur ce qui s’est réellement passé en 1915 et les raisons des événements
qui ont marqué cette année. Une fois que la société turque aura accès à
l’information historique, et qu’elle aura découvert et compris par
elle-même son histoire, alors il sera possible de recourir à la
sémantique adaptée. »
La sociologue revient sur le sentiment de frustration et d’injustice du
peuple arménien face au refus systématique de l’Etat turc de
reconnaissance du caractère génocidaire de la tragédie de 1915.
Pourquoi, dans les arcanes du pouvoir, craint-on tellement ce débat
devenu tabou ? Fatma Göçek avoue son incompréhension et avance ses
hypothèses. « L’appréhension qui caractérise l’attitude des cercles
politiques face à la tenue de la conférence pourrait prendre ses racines
dans l’étroitesse des liens entre l’épisode ottoman et la république
turque contemporaine. Remettre en cause le mythe fondateur de la Turquie
d’aujourd’hui, l’histoire même qui légitime la politique turque du 21e
siècle, effraye le pouvoir en place. »
Fatma Göçek pousse son raisonnement jusqu’à expliquer la crainte et le
malaise palpable et excessif de la classe politique par « le rejet des
conséquences du manque de responsabilité de l’Etat turc pour les crimes
commis en 1915. Les responsables des crimes perpétrés contre les
Arméniens sont restés en majorité impunis. Certains ont été expulsés
vers Malte par les Anglais, avant d’être libérés, d’autres ont été
protégés par les Forces alliées ou celle du sultan avant de rejoindre la
lutte pour l’indépendance. Ces derniers sont devenus des héros de la
nouvelle république turque. Par conséquent, ces hommes ont non seulement
échappé à la punition pour leurs actes criminels, mais ils ont vu ces
mêmes actes légitimés et valorisés par une forme de nationalisme turc
virulent ».
La conférence promet déjà d’être largement couverte par les médias turcs
et internationaux. Elle pourrait finalement devenir une opération de
relations publiques idéale à quelques jours de l’ouverture, le 3 octobre
prochain, des négociations pour l’adhésion turque à l’Union européenne.
De là à redorer l’image d’une Turquie où le débat démocratique et la
liberté d’expression et d’opinion seraient légitimes et reconnus, celle
d’une Turquie où la voix de l’Etat se serait plus en situation de
monopole ? La question reste ouverte. Et Fatma Göçek se montre prudente.
Quant à savoir si la conférence pourrait également permettre d’embrayer
sur la constitution d’une commission d’historiens indépendants, et
permettre d’envisager un retour au dialogue arméno-turc, seuls les
prochains mois de travail de mémoire collectif nous le diront.
Mais pour sûr, les participants à la conférence des 23 au 25 septembre
prochains auront encore à donner de la voix.
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