MURIEL MIRAK-WEISSBACH – “ET LES PIERRES FERONT ENTENDRE LEURS CRIS”
Source/Lien : Armenian Trends – Mes Armenies
16-08-2011
Info Collectif VAN – – Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information traduite par Georges Festa et publiee
sur le site ‘Armenian Trends – Mes Armenies’ le 14 août 2011.
Photo : Cathedrale d’Ani (Armenie historique), interieur, août 2009
© Bjørn Christian Tørrissen –
” Et les pierres feront entendre leurs cris ! ”
Mi-juin [2011], un scandale a eclate et entache une exposition a
Paris a l’UNESCO, qui presentait des pierres-croix traditionnelles,
particulières a l’architecture religieuse armenienne et appelees
khatchkars. Ces sculptures et bas-reliefs uniques ont ete inclus dans
la Liste representative du patrimoine culturel immateriel de l’humanite
en novembre 2010 (1). L’exposition, co-soutenue par le ministère
de la Culture de la republique d’Armenie et inauguree en presence
de nombreux diplomates, artistes, historiens et membres du clerge,
etait censee magnifier une contribution admirable a la tradition des
khatchkars, si ce n’est qu’a la dernière minute, l’UNESCO effaca toute
mention des lieux où se trouvaient les pierres-croix presentees dans
des photographies. L’explication donnee a l’elimination des toponymes
localisant les ~uvres, ainsi que d’une vaste carte de l’Armenie
historique designant ces lieux, fut que, comme les khatchkars ne se
trouvent pas tous sur le territoire de la Republique d’Armenie, mais
peuvent aussi se rencontrer dans l’Azerbaïdjan et la Turquie actuels,
mieux valait garder le silence.
Or il ne saurait etre question de garder le silence : ” Les pierres
feront entendre leurs cris ! ” Ce qu’elles ont fait. Des representants
du Collectif VAN (Vigilance Armenienne contre le Negationnisme) ont
proteste via une lettre ouverte adressee a Irina Bokova, Directrice
Generale de l’UNESCO (2). Dans cette lettre, ils soulignent que non
seulement le fait de ne pas mentionner la localisation des ~uvres
d’art dans une telle exposition enfreint la pratique universitaire,
mais qu’en ignorant leur localisation, les exposants se rendent
eux-memes complices d’une alteration barbare d’un patrimoine
historique. Ignorer les toponymes revient a dissimuler la presence
historique du peuple et de la civilisation armenienne dans cette
vaste region.
Les voyageurs en Anatolie orientale et dans l’actuel Azerbaïdjan
decouvriront certains khatchkars dans leurs lieux d’origine –
meme s’ils ont ete deliberement detruits par milliers – et feront
le lien historique (3). Non seulement les admirables pierres-croix,
mais la richesse des monuments religieux – que ce soit des chapelles,
des eglises, des cathedrales ou des monastères -, qui peuplent cette
region geographique, portent temoignage de la presence physique et
culturelle des Armeniens chretiens depuis le 4ème siècle. Comme
l’a releve l’historien d’art italien Adriano Alpago Novello, cet
art religieux fait partie integrante de l’identite des Armeniens. ”
L’attachement tenace des Armeniens a la religion chretienne, ecrit-il,
dont temoignent les milliers de croix erigees ou sculptees quasiment
en tous lieux et en toutes occasions, et la richesse extraordinaire
des edifices sacres, n’est pas simplement une affaire de spiritualite,
mais un trait essentiel de leur identite meme et un symbole de leur
survie physique. ” (4)
Or cette presence meme est soumise a un deni et a une deformation. Ce
que mon frère, mon mari et moi-meme avons vecu lors d’un voyage en
Anatolie orientale en mai dernier. En lieu et place d’un patrimoine
historique, nous avons decouvert une mythologie, avec ses personnages,
ses evenements et sa causalite. Dans ce paysage mythologique,
nous n’etions pas en Armenie historique, encore moins en Armenie
Occidentale, mais a l’est de la Turquie, dans l’une des provinces
d’Anatolie, tandis que tout ce que nous nous attendions a reconnaître
a partir des recits historiques anciens a disparu ou ete transforme
en quelque chose d’autre, souvent son exact oppose.
_________
Nous voyageons dans le cadre d’un petit groupe d’Americains armeniens
desireux de marcher sur les traces de leurs parents et ancetres,
visiter leurs villages et cites où ils naquirent et vecurent avant le
genocide. Comme rassembler un puzzle. Nous en detenons les fragments
grâce a nos parents, comme les noms des villages, les descriptions de
certaines localites, et nous avons lu les recits de temoins oculaires
du genocide, comme Johannes Lepsius, Jacob Kunzler, l’ambassadeur Henry
Morgenthau et d’autres. Or, lorsque nous regardons une carte actuelle
de la Turquie, nous ne trouvons la plupart du temps rien qui ressemble
aux toponymes. Notre guide de voyage allemand ne nous aide guère.
Sans Armen Aroyan, notre accompagnateur avec 25 ans d’experience dans
la conduite des pèlerins a travers cette region, et notre chauffeur,
qui parlait a la fois le turc et le kurde, nous n’aurions jamais
trouve notre chemin.
Après avoir demande en divers endroits sur notre route, nous trouvons
Mashgerd, le village de mon père. Nous apprenons qu’il ne s’appelle
plus Mashgerd, mais Chakirtash [Cakirtas], comme le precise le panneau
indiquant l’entree dans la localite : ” Cakirtas Koyune [commune],
lit-on, Hosgeldiniz [Bienvenue] “. Mon père parlait du Vieux Pays en
termes enthousiastes, nous racontant que les montagnes, les rivières,
les collines ondoyantes et les verts pâturages du Maine, au nord de
la Nouvelle-Angleterre, où nous possedions une residence estivale,
lui rappelaient les environs de Mashgerd où il vecut son enfance. Dans
ses memoires, sa tante, Anna Mirakian, qui le retrouva après la guerre
et l’emmena en Amerique, evoque le riche paysage de cette localite,
tel un paradis sur terre. ” Ayant dû abandonner leurs maisons, leurs
champs, leurs fermes, leurs vergers et leurs jardins, les habitants
de Mashgerd furent deportes, le c~ur brise et torture de quitter
leur lieu de naissance paradisiaque, leurs yeux emplis de larmes. ” (5)
Les montagnes, les flancs de coteau verdoyants et les rivières
sont toujours la, mais la taille du village a considerablement
retreci. A notre descente du minibus, les villageois accourent de
leurs modestes foyers pour nous accueillir, deployant cette chaleureuse
hospitalite que nous recevrons partout. Ils nous offrent de l’ayran,
une boisson a base de yaourt que nous connaissons sous le nom de tan,
ainsi que du the. Ils nous demandent si nous sommes venus chercher
des tresors enterres, car beaucoup d’Armeniens avaient enterre leurs
objets precieux avant d’etre deportes, esperant les recouvrer plus
tard. Nous les assurons que non ; nous ne cherchons pas de tresors
enterres, mais des tresors d’un autre genre.
Ce que nous cherchons ici, a Mashgerd, c’est l’eglise dans laquelle,
racontait mon père, la population du village fut enfermee quatre
jours durant, avant d’en etre chassee pour etre massacree. ” Il n’y
a pas d’eglise ici “, nous apprennent les villageois, a notre grand
desarroi. Il existe bien une eglise, a quelques kilomètres de la,
que nous pouvons gagner a pied, mais aucune dans le village. Cette
eglise pourrait etre la cathedrale Saint-Sarkis, decrite par la tante
de mon père. Dans ses memoires, elle se refère a une eglise magnifique
dans ce que l’on nommait le Village du bas : ” Situe sur les rives de
l’Euphrate, Van Gyugh etait un village superbe, d’un vert luxuriant,
ecrit-elle. C’est la que se trouvait la magnifique et glorieuse
cathedrale Saint-Sarkis, où l’office de Pâques etait celebre chaque
annee. ” (6) Mais ce n’est pas l’eglise dont parlait mon père. Non,
disait-il, elle se trouvait a Mashgerd, non loin du centre du village.
Bien que les villageois n’eussent pas connaissance d’une telle
eglise, nous savions qu’il devait y en avoir une, premièrement,
parce la où existait une communaute armenienne d’importance, il y
avait une eglise ou, tout au moins, une chapelle ; deuxièmement,
parce que mon père avait evoque sa presence a Mashgerd. Et sa tante
avait aussi parle d’une eglise ici precisement, au centre du village.
Après un long moment, un homme très âge se presente et nous dit :
” Oui, en fait, il y avait une eglise [kilise] dans le village. ”
Il nous fait descendre une route poussiereuse, passer devant une
fontaine et nous indique une vaste structure qui, au premier regard,
ne ressemble pas du tout a une eglise. Elle n’a pas la forme d’autres
eglises armeniennes que nous connaissons, avec leurs structures
centrales arrondies, montees sur des dodecagones ou autres polygones,
arches courbes et dômes coniques, mais est oblongue et possède un toit
plat. Puis le vieil homme nous montre certaines briques cimentees dans
la facade, comportant d’indeniables caractères armeniens inscrits sur
elles : noms, dates et khatchkars ; il s’agit de pierres, nous explique
notre guide Armen, qui ont peut-etre ete extraites du cimetière et
utilisees pour bâtir l’eglise, conformement a une coutume connue dans
toute la region. Ou bien de briques avec des khatchkars, concues
pour faire partie de la facade. Il s’agit donc bien d’une eglise ;
a coup sûr, celle que connaissait mon père ! La forme de l’eglise
s’avère etre l’une de ces nombreuses conceptions traditionnelles
des eglises armeniennes, connue sous le nom d’ ” eglise longue “,
semblable a ces eglises d’Artsathi, au nord d’Erzeroum, ou a celle
de Dirarklar (7). Toutes deux sont privees d’ornements, sans absides
rondes et possèdent des toitures en bois.
En 1916, lorsque la population fut chassee de l’eglise après quatre
jours et conduite au centre du village, mon père, alors âge de huit
ans, s’enfuit a perdre haleine et reussit a atteindre la maison de
sa grand-mère, a quelque 90 mètres de la. Sa maison comptait une
ecurie a l’arrière, où il se cacha. Je parcourus cette distance
dans plusieurs directions differentes a partir de l’eglise et de la
place centrale avoisinante, cherchant un bâtiment pouvant repondre a
cette description, et j’en decouvris plusieurs. Laquelle pouvait-elle
bien etre la maison de sa grand-mère ? Dans ses memoires, sa tante
se refère aussi a son ” kokats ancestral – grange a foin et ecurie –
situee au centre du village “, qui pouvait etre le meme edifice. Mais
lequel ? Impossible de le savoir.
Localiser Tzack, le village de ma mère, ne fut guère facile non plus,
car il n’est plus connu sous ce nom, mais rebaptise Inn en turc.
Combien diffère-t-il de ses descriptions ! A cette epoque, il y avait
entre 100 et 150 familles a Tzack ; maintenant, nous apprennent les
villageois, les seuls habitants sont trois frères et leurs familles.
Une femme âgee, dans ses 70 ans, nous accueille chaleureusement et,
apprenant que nous sommes des Americains armeniens, nous confie
qu’elle aussi est a moitie armenienne. Sa mère avait ete sauvee
enfant et mariee a un Turc. ” Je me rappelle seulement, nous dit-elle,
qu’elle pleurait tout le temps ! Elle avait tout perdu, chacun d’eux,
toute sa famille ! ” Puis elle nous raconte son histoire : ” Moi
aussi j’ai ete mariee a un Turc, nous confie-t-elle avec nostalgie,
mais une fois mariee, moi aussi, j’ai beaucoup pleure ! ” Visiblement
secouee par ces souvenirs, elle s’excuse : ” J’ai de l’hypertension
et je ne peux pas parler davantage. ”
Le grand-père de ma mère etait un proprietaire terrien aise, possedant
de riches terres agricoles, dont des vignobles qui couvraient les
flancs de coteau. Je ne vois qu’une vigne solitaire s’entortillant a
un mur de pierres au-dessus d’une porte soutenant le toit de chaume de
la maison de cette femme, avec quelques raisins qui pendaient. Deux
ou trois poules trottinent a travers un mauvais chemin, cherchant
quelque chose a picorer. Jetant un ~il derrière la maison a la vigne,
je decouvre une terrasse avec des ruches et un essaim d’abeilles. Je
me souviens alors qu’un cousin de ma mère, le fils de la dame qui
l’avait trouvee et emmenee en Amerique, avait toujours possede des
abeilles a Watertown, au Massachusetts, et nous apportait des rayons
de miel. Il s’agissait apparemment d’une tradition familiale qu’ils
avaient conservee du Vieux Pays.
Une fois descendus de sa maison et parvenus sur la route principale,
poussiereuse, nous decouvrons de l’autre côte une vaste plaine,
parsemee de ruines d’edifices. Des pierres, empilees par deux ou
trois sur une autre en rangs ordonnes, s’elèvent la où des maisons
existaient autrefois, toutes organisees en pâtes, parcourues de
passages ou de rues. Ces pierres sont les vestiges de maisons, de
magasins et de commerces appartenant a une agglomeration hautement
developpee. Fouler cette herbe est comme se frayer un chemin au
travers des fondations en pierre d’anciennes cites romaines.
Autre fragment du puzzle : Agin [Aghn], la ville où vecurent les
parents adoptifs turcs de ma mère. Il existe deux localites avec ce
meme nom, l’une au sud d’Arabkir, l’autre au nord. D’après Armen,
la deuxième doit etre celle que nous cherchons, car elle se trouve
a quelque distance a pied (peut-etre plusieurs jours) de Tzack, ce
qui concorde avec l’evaluation des distances par ma mère. Elle est
aujourd’hui connue sous le nom de Kemaliya, repris de Mustafa Kemal.
La rumeur pretend qu’après une visite dans cet endroit, Ataturk se
serait extasie sur sa beaute ; après quoi, la localite fut rebaptisee
et restauree. Rien a voir avec les autres villages que nous avons vu.
La rue principale est bordee de facades en bois admirablement
renovees, lui donnant l’allure d’une station de ski suisse avec
ses chalets. Un bâtiment, qui abrite un musee, arbore les traits
architecturaux indubitables d’une adorable eglise armenienne avec
ses arches elegantes.
Ce que nous cherchons a Agin c’est la mosquee sur les marches de
laquelle un berger turc deposa ma mère, toute petite. Il la decouvrit,
unique survivante parmi un monceau de cadavres de femmes et d’enfants
qui avaient ete chasses de Tzack, puis massacres. Conformement a
la coutume relative aux enfants trouves, il l’emmena dans la ville,
peut-etre chez lui, puis la deposa sur les marches de la mosquee, où un
gendarme nomme Omar la trouva et l’emmena. L’epouse d’Omar, qui etait
sans enfants, ne voulut pas du bebe, car il s’agissait d’une djavour
[chretienne] et elle estimait etre trop âgee pour elever un enfant ;
aussi la ramena-t-elle a la mosquee le lendemain et la deposa-t-elle a
nouveau sur les marches. Tandis que Gulnaz bavardait avec ses amies, le
bebe se traîna vers elle et tira sur sa chemise, ce qu’elle interpreta
comme un signe d’Allah qu’elle devait en prendre soin. Ce qu’elle fit.
La mosquee est très ancienne et très belle, bâtie en 1070, restauree
en 1960 et a nouveau en 2005, situee au centre du village sur une
rue remontant de la rue principale. Face a la mosquee se trouve un
emplacement ouvert a la facon d’une petite place, la où peut-etre
Gulnaz et ses amies s’assirent.
En route vers Erzindjan [Erzincan], où nous devons passer la nuit
avant de continuer en direction de Kars, nous marquons une halte aux
gorges de Kemakh. Nous tenant sur le pont surplombant la rivière, nous
contemplons les saillies rocheuses des deux côtes. C’est depuis ces
hauteurs vertigineuses que des Armeniens, en rangs par deux et poings
lies, furent precipites dans ces gorges, après avoir ete frappes a
coups de baïonnettes dans les côtes par leurs bourreaux (8). Bien que
le toponyme Gorges de Kemakh resonne de facon sinistre aux oreilles
de quiconque est familier avec l’histoire, un nouvel arrivant n’a
aucun moyen de connaître ce qu’il voit. Une plaque est apposee sur la
roche sur un des côtes du pont, mais elle ne mentionne aucunement les
dizaines de milliers d’Armeniens jetes vers leur mort dans la rivière.
Au lieu de cela, cette plaque commemore six soldats turcs qui perirent
lors d’un tragique accident d’automobile, il y a quelques annees…
A Zatkig, un village situe sur la route menant a Kars, nous tombons
sur une autre petite eglise portant temoignage de son passe armenien.
En 1915, cette province comptait quelque 150 000 habitants, dont 10 %
d’Armeniens. Sur le mur de cette eglise du 10ème siècle, bien qu’en
ruines, des fragments de fresques sont encore visibles, peints en
bleu et blanc. Des pierres ont comble les anciennes arches ouvertes
et la structure, elle aussi du type longue eglise, sert maintenant
d’entrepôt de bois. Vu l’abondance de foin a l’arrière, elle fait
apparemment aussi office d’ecurie.
Une image semblable nous accueille juste avant notre entree dans
Erzeroum, une ville qui fit partie de l’ancien royaume d’Armenie a la
fin du 4ème siècle : les ruines d’une eglise avec de l’herbe poussant
sur ce qui fut jadis son toit. Tels des cheveux poussant sur la tete
d’un moine benedictin qui aurait ete tonsure.
Mais a Kars, notre etape suivante, l’eglise que nous visitons se
detache par un contraste superbe. L’eglise des Saints-Apôtres, bâtie
par le roi Abas d’Armenie en 937, fut convertie en mosquee en 1064.
Durant une brève periode de quarante annees, a partir de 1878, sous
l’occupation russe, elle servit a nouveau de lieu de culte chretien. A
cette epoque, les Russes erigèrent quatre portiques aux quatre entrees,
ajoutant une touche nettement russe. Puis elle devint un musee de
1969 a 1980, et de nouveau une mosquee en 1994.
Or l’on ne saurait se meprendre : il s’agit bien d’une eglise. Les
majestueux bas-reliefs ornant la partie superieure de la facade sous le
dôme, entre les arches, sont aisement identifiables aux douze apôtres,
du moins aux yeux de quiconque est familier avec l’architecture et
l’iconographie religieuse. Le panneau en anglais, installe ici a
l’attention des touristes etrangers, n’indique en rien quel culte se
pratiquait ici, avant que le lieu ne devînt une mosquee.
Elle precise que l’eglise fut bâtie par un ” roi bagratide Abas
(932-937) ” et liste ses fonctions ulterieures. Le mot ” armenien ”
est introuvable. Reste a imaginer qui furent les Bagratides…
Une meme realite mythologique nous accueille a Ani, cette ancienne et
magnifique cite, qui fut jadis la capitale du royaume d’Armenie. Deux
grands panneaux indicateurs, au bord des anciennes murailles de la
ville, informent le visiteur de la longue et illustre histoire d’Ani,
sans faire reference, la aussi, au mot ” armenien “…
Ce fut Achot III (952-977), roi de la dynastie Bagratide, qui bâtit
Ani, la capitale ” aux 1001 eglises “. Il s’agit bien sûr d’une
metaphore, mais simplement comme la preuve evidente du fait qu’un
grand nombre – des centaines – d’eglises ornaient les flancs de coteau
ondoyants, ou nichees dans des ouvertures semblables a des grottes le
long des pentes escarpees des gorges descendant vers l’Akhourian. Un
de ces edifices est l’eglise de Saint-Gregoire d’Aboughamrents, erigee
au milieu du 10ème siècle, peut-etre par Aboughamrents Pahlavani.
Basee sur un plan dodecagonal, la structure s’elève encore avec son
dôme, bien que les sections inferieures de la facade externe soient
endommagees.
L’eglise du Redempteur, achevee en 1035-1036 et elle aussi associee
a la famille Pahlavani, fut edifiee par Ablgharib, fils de Gregor.
L’interieur, qui mesure quinze mètres de diamètre, se compose de
huit vastes niches, jadis toutes decorees de fresques. De nos jours,
la structure n’est plus que l’ombre d’elle-meme, concrètement un
demi-cercle de la structure originelle. Mais, comme des photographies
precises sur le plan historique existent depuis la fin du 19ème siècle,
une reconstruction est tout a fait realisable.
L’eglise de Saint-Gregoire, bâtie en 1215 par Tigrane Honents, est
un grand edifice surplombe d’un dôme, qui s’elève sur un tertre. Les
ouvertures en fente triangulaires et les formes arquees sur les facades
apparaissent ici pour la première fois dans l’architecture armenienne,
ainsi que des elements decoratifs au dehors. Cette eglise abrite les
fresques les plus belles et les mieux preservees, tant a l’interieur
de la structure que sur les murs exterieurs, fresques qui appellent
une restauration urgente.
Le chef-d’~uvre de l’architecture religieuse a Ani est la cathedrale,
une structure imposante qui, en depit de son etat avance de
delabrement, fait encore montre d’un sens fier de majeste. D’après
le recit d’un historien contemporain, Etienne de Taron [Stepanos
Taronetsi], au 10ème siècle, le roi bagratide Achot III mourut en 977
et lui succeda son fils, Smbat II, qui regna de 977 a 989. Smbat II
chargea le grand architecte Trdat d’edifier une magnifique eglise et
celui-ci s’attela a cette tâche. En 989, annee de la mort de Smbat II,
un tremblement de terre frappa Constantinople, causant d’importants
dommages a l’eglise Sainte-Sophie. Une fissure dans la muraille se
produisit sous l’impact du seisme. Le seul a savoir ce qu’il fallait
faire etait Trdat, expert reconnu en maconnerie, qui avait dessine un
plan et construit un modèle de l’eglise Sainte-Sophie. Il partit donc a
Constantinople et s’en servit de base pour sa reconstruction. Une fois
cela fait, Trdat retourna a Ani et se mit a travailler a la cathedrale
(9).
Lorsque nous quittons Ani et prenons la route de Van, nous rencontrons
le seul monument où figure, bien en vue, le mot ” armenien “. Il fut
bâti entre 1995 et 1997 a Igdir et concu sur le modèle du Memorial du
Genocide a Montebello, en Californie : cette structure d’Igdir honore
la memoire des martyrs turcs tues par des assassins armeniens. Le
monument, qui abrite un musee avec de nombreuses photographies,
commemore des diplomates et autres personnalites turques qui furent
assassines par des terroristes appartenant a la mouvance de l’ASALA.
D’après les plaques apposees a l’interieur du bâtiment, près d’un
million de Turcs ( !) auraient ete leurs victimes…
Etape suivante sur notre itineraire, Van s’enorgueillit d’une histoire
ancienne remontant en l’an 800 avant J.-C., lorsque les Ourarteens
bâtirent les murailles massives et la forteresse qui enserrent cette
vaste agglomeration, dont les maisons sont maintenant ensevelies
sous des monticules de terre. Van fut aussi le siège d’une heroïque
resistance armenienne contre les Jeunes-Turcs en 1915, l’une des
rares a avoir abouti. Voici quelques annees, Monseigneur Achdjian
se plaignit du fait que le site est a l’abandon et demanda qu’il fût
nettoye. Heureusement, grâce a des fonds collectes a cette fin, des
habitants du lieu l’ont rendu propre et nous le decouvrons en bon etat.
Point d’orgue de notre pèlerinage, Akhtamar. Il s’agit peut-etre de la
plus belle eglise armenienne jamais construite, avec ses bas-reliefs
uniques representant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Ses formes architecturales harmonieuses acquièrent en majeste du
fait de son emplacement, une hauteur sur une île dans le lac de Van,
vert et bleu turquoise, entoure de montagnes enneigees. Akhtamar s’est
acquis une importance particulière, l’an passe, sur le plan artistique
et politique. La facade de l’eglise a ete entièrement restauree, y
compris les bas-reliefs, une entreprise de restauration sans egale en
Turquie (10). Et en septembre 2010, les autorites turques permirent
la celebration d’un office religieux, pour la première fois en 95
ans. Un maître-autel, avec une representation de la Vierge a l’Enfant,
apporte pour la première celebration, demeure en place. L’eglise
est maintenant censee accueillir une messe par an. L’on nous permet
d’entonner le Notre Père (Hayr Mer) dans l’une des chapelles, mais
lorsque Armen commence a filmer l’evenement, un gardien lui intime
d’arreter sa camera.
Bien que cela soit a peine croyable, le site ne mentionne nulle part
le fait qu’Akhtamar fut et est une eglise armenienne. L’architecte
fut un moine nomme Manuel, qui bâtit un palais pour Gaguik Ier,
roi du Vaspourakan, et entre 915 et 921, il erigea l’eglise
d’Akhtamar. Bien que cela soit atteste par l’historien Thomas
Arcrouni [Tovma Artsrouni], pas la moindre mention sur le site ne
permet aujourd’hui de savoir qui etait Manuel et a quelle eglise il
appartenait. Ce fait – davantage meme, peut-etre, que la polemique
qui entoura l’office religieux celebre en 2010, les desagrements
concernant qui pouvait ou non y assister ou le fait de savoir si oui
ou non la croix pouvait ou devait etre placee au sommet de l’eglise
– resume le dilemme psychologique dans l’attitude officielle de la
Turquie a l’egard de la question armenienne.
Le refus officiel de la classe dirigeante turque de reconnaître le
genocide de 1915 l’a conduit a tenter de nier l’existence meme d’une
civilisation et d’une culture armeniennes plus que millenaires. Car
reconnaître l’existence de cette tradition amènerait a se poser la
question suivante qu’est-il arrive a cette civilisation ? pourquoi
fut-elle detruite ? comment fut-elle detruite ? Enoncer ou ecrire
” Ceci fut une eglise armenienne ” est donc si lourd d’associations
que l’on prefère eviter ces mots.
Or une telle entreprise est vaine. Aucun deni, aussi massif soit-il,
ne pourra eradiquer le fait que cette civilisation exista en Anatolie
depuis des temps immemoriaux. Les pierres font entendre leur cri,
tandis qu’un nombre croissant de visiteurs issus de la diaspora
armenienne voyage a travers la region et entend les recits merveilleux
que ces pierres ont a leur raconter. Les citoyens turcs ordinaires,
comme nombre de ceux que nous avons rencontres lors de nos passages
dans les villages et les villes, n’ont pas de problème pour reconnaître
le passe. A Peshmashen, sur la route d’Elazig [Kharpert] a Arabkir,
les habitants nous apprirent que leurs ancetres avaient ete reinstalles
la depuis la Grèce et les Balkans, lors du transfert de populations
après la Première Guerre mondiale. Ils y furent amenes pour habiter
les maisons et les fermes laissees vides après les expulsions et les
massacres dont furent victimes les Armeniens. Ils nous jurèrent que
leurs ancetres n’avaient rien a voir avec le genocide et disaient
vrai. A Kharpert, des habitants nous montrèrent des photographies
historiques du Collège de l’Euphrate, remplace depuis par un autre
bâtiment. De nombreuses personnes nous rapportèrent des recits sur
leurs grands-mères ou leurs mères armeniennes, comme a Tzack. A
Arabkir, les voisins se souviennent avec affection de Sarkis, le
dernier Armenien de la ville, mort l’an dernier, a l’âge de 95 ans.
Le problème ne concerne pas la population turque. En realite, une vague
de redecouverte des origines se lève en Turquie, grâce a laquelle
des centaines, sinon des centaines de milliers, de citoyens turcs
decouvrent leurs origines armeniennes et s’interessent a l’histoire
de leurs familles.
Le problème n’est pas lie a eux, mais a la classe dirigeante turque
qui, comme le soulignait Hrant Dink, souffre de paranoïa, a cause du
fardeau historique du genocide. Afin de proteger cette paranoïa, la
classe dirigeante turque perpetue ce scandale du deni, allant meme
jusqu’a disserter pour tenter de reecrire l’histoire d’une region
qui omet la presence des Armeniens.
Comme chaque psychiatre clinique l’attestera, surmonter une telle
paranoïa implique de faire face a la realite. Ce qui signifie
admettre le passe historique, non seulement reconnaître le genocide
perpetre par tel regime Jeune-Turc dans tel contexte temporel et telles
circonstances, mais admettre l’existence de la composante armenienne –
culturelle, politique et religieuse – comme faisant partie integrante
de l’histoire de ce qu’est aujourd’hui la Turquie. L’approche la
plus opportune necessiterait une cooperation de la part des autorites
turques avec les Armeniens, de republique d’Armenie et de diaspora,
afin de restaurer et rebâtir les tresors artistiques de la tradition
chretienne, rehabiliter cette contribution a la civilisation mondiale
et rouvrir les lieux de culte. Le rôle de l’UNESCO n’est pas de
couvrir une deformation de l’histoire, mais de faire en sorte que
les pierres fassent entendre leurs cris.
Notes
1.
2. 3. Des
bulldozers azeris ont fauche les milliers de khatchkars de la necropole
armenienne de Djoulfa, au Nakhitchevan. Une photographie du cimetière,
avant sa destruction, figurait dans l’exposition de l’UNESCO.
4. Adriano Alpago Novello, ” Armenian Architecture from East to West
“, in : The Armenians, New York : Rizzoli, 1986.
5. Anna Mirakian, Wounds and Pains : A Child-Bereft Mother, Aprilian
Genocide Series, n° 10, p. 25.
6. Ibid., p. 16.
7. Josef Strzygowski, Die Baukunst der Armenier und Europa, Vienne :
Kunstverlag Anton Schroll & Co., G.M.B.H., 1918. Tous les materiaux
historiques relatifs a l’architecture religieuse mentionnes dans cet
article sont extraits de cette riche etude. Les plus precieux dans cet
ouvrage sont les photographies, toutes prises a la fin du 19ème et au
debut du 20ème siècle, bien avant la Première Guerre mondiale. Elles
montrent que nombre d’eglises sont encore relativement intactes. La
cathedrale de Kars, par exemple, est presentee telle qu’elle etait
avant l’ajout des portiques russes.
8. Christopher J. Walker, ” World War I and the Armenian Genocide “, in
: The Armenian People from Ancient to Modern Times, Vol. II, Foreign
Domination to Statehood : The Fifteenth Century to the Twentieth
Century, ed. Richard G. Hovannisian, New York : St. Martin’s Press
et Londres : Macmillan, 2004, p. 247.
9. Strzygowski, op. cit.
10. Des gravures de plusieurs bas-reliefs d’Akhtamar, realisees par
l’artiste Sartorius avant leur restauration, sont proposees a la
vente et les benefices permettent de financer les recherches sur le
genocide basees sur les archives du ministère allemand des Affaires
Etrangères durant la Première Guerre mondiale – cf.
[Muriel Mirak-Weissbach est l’auteur de Through the Wall of Fire
: Armenia – Iraq – Palestine : From Wrath to Reconciliation
(Fischer, 2009). Contact : [email protected]
et ] NdT : Entretien de l’A. avec
Nicole Laskowski, paru dans notre blog, 11.04.2011 –
Source :
Article publie le 11.07.2011.
http://commons.wikimedia.org
http://www.unesco.org/culture/ich/fr/RL/00434
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=55039
http://armeniantrends.blogspot.com/2011/04/muriel-mirak-weissbach-interview.html.
http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=25579
www.collectifvan.org
www.armenocide.net
www.mirak-weissbach.de.