Le Vif/L’Express, France
30 Janvier 2015
‘ Le génocide des Arméniens reste une blessure ouverte ‘
BERNARD COULIE
Propos recueillis par Marie-Cécile Royen et François Janne d’Othée –
Photo : Frédéric Raevens pour Le Vif,L’Express
Pour l’ancien recteur de l’UCL, l’Arménie est devenue une seconde
nature. Spécialiste des langues anciennes, il s’est retrouvé plongé,
presque malgré lui (il rêvait d’être prof de latin-grec), dans le
chaudron de l’actualité la plus brûlante. Parfois, la plus
douloureuse. L’érudit qui exhume des manuscrits inédits de monastères
et bibliothèques orientales a un point de vue reconnu – et indépendant
– sur la question arménienne. Faut-il pénaliser la négation du
génocide des Arméniens ? L’adhésion de la Turquie à l’Europe est-elle
souhaitable ? Que serait l’arménité sans le génocide ? Avec Le
Vif/L’Express, Bernard Coulie ouvre l’année cruciale du centenaire du
premier génocide du XXe siècle.
Le Vif/L’Express : Avant le génocide de 1915-1917, qui a causé 1,2
million de victimes, la population turque était composée à 30 % de
chrétiens. Pour Taner Akçam, préfacier deLa Turquie et le fantôme
arménien(1), le déni du génocide est un ‘ trou noir ‘ qui empoisonne
la vie des Turcs…
Bernard Coulie : La nation turque s’est construite sur la disparition
de tout ce qui n’était pas turc. L’empire ottoman est multiethnique,
multiculturel et multiconfessionnel, même si la majorité est
musulmane. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, il est devenu
tellement divers et tellement grand qu’il commence à s’effilocher. La
réaction turque est de se recentrer sur son coeur : la turcité. Le
Comité union et progrès du mouvement Jeunes-Turcs se crée autour d’une
idéologie libérale, laïque et d’inspiration occidentale, reprenant Ã
son compte l’idée d’Etat-nation. Il forme le gouvernement qui engage
l’empire ottoman dans la Première Guerre mondiale et profite de ce
contexte pour passer à l’acte : éliminer tout ce qui n’est pas turc,
en commençant par les Arméniens, en 1915, et en continuant avec les
Grecs, au début des années 1920. En 1921-1922, Kemal Atatürk, un cadre
du parti Jeunes-Turcs, va remplacer l’empire ottoman par la
République. Imprégné de cette idéologie nationaliste, il choisit
Ankara pour capitale, au centre de l’Anatolie, et non Istanbul,
l’ancienne Constantinople, trop occidentalisée et trop métissée. La
nation turque s’est construite sur l’oblitération de la différence.
Alors que le président arménien avait convié son homologue turc pour
le centenaire du génocide, le 24 avril prochain, voilà que Recep
Tayyip Erdogan, le chef d’Etat turc, organise le même jour, à Ankara,
une grande commémoration de la bataille de Gallipoli, un des plus
grands succès ottomans durant la Première Guerre mondiale. Comment
l’interprétez-vous ?
Comme une tactique d’occupation de terrain. La Turquie veut détourner
l’attention car cette bataille n’a jamais été commémorée de cette
façon par le passé. Cela montre combien le pouvoir turc est en
difficulté sur la question du génocide des Arméniens. Mais il n’est
pas en mesure de changer d’opinion du jour au lendemain. Avouer à la
population qu’il lui a menti pendant cent ans ? Ce serait un séisme.
Du coup, il est enferré dans cette négation et ne parvient pas à en
sortir. Néanmoins, je suis persuadé que la Turquie modifiera ses
positions, mais pas sous la pression. Il lui faudra un peu de temps.
Même si la reconnaissance n’est pas au programme de 2015, une autre
lecture de l’Histoire est donc possible en Turquie ?
De plus en plus d’intellectuels turcs ont pris des positions de
reconnaissance du génocide. Avant, ils auraient été emprisonnés, et
certains le sont encore, car ce régime reste dur. L’an passé, geste
révélateur, Erdogan a présenté ses condoléances aux descendants des
victimes. Mais les Arméniens ne sont pas satisfaits car ils veulent
une reconnaissance pleine et entière. Et donc, il n’y a pas toujours
beaucoup de bienveillance pour les petits gestes, parce qu’ils sont
impatients, Ã juste titre.
Que pourrait apporter aux Arméniens la reconnaissance du caractère
génocidaire des massacres de 1915-1916 ? La restitution des biens
volés, une indemnisation, un mieux-être psychologique ?
Honnêtement, je ne crois pas être naïf en disant que la restitution
des biens ou l’indemnisation n’est pas leur première attente. Leur
première revendication est identitaire. Ils ont l’impression qu’ils
n’ont pas leur place dans le concert des nations, qu’ils sont
considérés comme des êtres de second ordre tant que la Turquie n’a pas
reconnu le génocide dont ils ont été les victimes.
Pourquoi les Arméniens ont-ils davantage de difficultés à faire
entendre leur voix que les juifs ou les Tutsi ?
La grande différence entre les juifs et les Arméniens, c’est que le
régime politique allemand qui a reconnu le génocide des juifs n’est
pas l’héritier de celui qui l’a perpétré. En Turquie, le régime actuel
est l’héritier direct, non pas de l’empire ottoman mais des
Jeunes-Turcs qui ont voulu éliminer les Arméniens. Le lobby arménien
est sans doute aussi moins unitaire et plus clairsemé. Certes, la
diaspora arménienne est très importante, 6 ou 7 millions de personnes,
et très influente en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud
et en Russie. Elle est deux fois plus importante que la population de
la République d’Arménie, devenue indépendante en 1990, qui compte un
petit trois millions d’habitants. Mais les relations entre l’Arménie
et la diaspora ne sont pas toujours simples. Qui est le porte-parole
de l’arménité ? Ce petit territoire ou la diaspora ? Enfin, la Turquie
négocie toujours son adhésion à l’Union européenne, elle abrite des
bases américaines et, donc, personne n’ose se fcher avec elle. Le
lobby arménien semble impuissant face à des intérêts géostratégiques
qui le dépassent.
L’Arménie ne souffre-t-elle pas d’être confrontée à des allégeances
multiples, là où l’Europe la somme d’opter pour une allégeance
exclusive ?
L’Arménie est très isolée : petit pays, peu de ressources naturelles,
pas d’accès à la mer, des frontières fermées avec la Turquie et
l’Azerbaïdjan, des relations parfois tendues avec la Géorgie, de
bonnes relations avec la Russie et l’Iran, qui ne sont pas en odeur de
sainteté en Occident… C’est difficile pour elle de se faire
entendre. Elle a failli signer un accord d’association avec l’Union
européenne mais a finalement opté pour l’Union économique eurasiatique
dominée par Poutine. Or, c’est cette qualité d’entre-deux qu’elle doit
cultiver car c’est ce qui lui a permis de survivre depuis deux mille
ans. Il est terrible d’observer qu’aujourd’hui, nous l’empêchons de
faire cela, quand on la confronte, comme l’Ukraine, Ã des choix
exclusifs, du type : ‘ C’est l’Europe ou la Russie ‘.
L’identité chrétienne de l’Arménie est-elle un atout ou un
inconvénient dans la défense de ses intérêts ?
C’est un atout dans ses relations avec la Russie, pays profondément
chrétien, dont le président Vladimir Poutine se pose en protecteur des
chrétiens d’Orient. Avec l’Europe, cet élément ne joue guère car la
politique européenne s’est décléricalisée depuis longtemps. En
revanche, en Turquie, pays soumis à une islamisation poussée, le parti
AKP au pouvoir a repris à son compte l’idéologie nationaliste qui
était jusqu’alors portée par le parti kémaliste. Cette fusion du
nationalisme et de l’islamisme est inquiétante pour l’Arménie, prise
en tenaille dans un ensemble turcophone et musulman, où l’on retrouve
l’Azerbaïdjan, avec qui elle a un différend sur le Nagorno-Karabakh.
Le Sénat belge a reconnu le génocide arménien en 1998. Mais le vent a
tourné, en 2005, quand il a été question de pénaliser sa négation.
Pourquoi ?
Au début des années 2000, un certain nombre de partis politiques
commencent à jouer la carte des communautés musulmanes et, en
particulier, dans l’électorat bruxellois, celui de la communauté
turque. Les partis dominants ne voulaient pas perdre cet électorat en
votant une loi pénalisant le négationnisme. Les valeurs humanistes ne
pèsent rien face à l’argument électoral. Les Arméniens de Belgique
sont entre 20 000 et 30 000, dont certains, installés depuis très
longtemps, se sentent davantage Belges qu’Arméniens. Les Turcs sont
beaucoup plus nombreux.
Quels arguments militent en faveur d’une pénalisation du négationnisme ?
Au départ, je n’étais pas en faveur. J’ai eu l’occasion d’en discuter
avec beaucoup de personnes, notamment avec feu Edouard Jakhian (NDLR :
qui fut président du Comité des Arméniens de Belgique et de la
Fondation Bernheim et qui fut btonnier du Barreau de Bruxelles) pour
qui j’ai une admiration profonde. C’est lui qui m’a ouvert les yeux.
Nous sommes dans des sociétés post-modernes qui ne sont plus
gouvernées par des valeurs morales. Il faut donc compenser cela par
une législation. Je me suis rangé à son avis. Si la France, comme le
président François Hollande s’y est engagé, vote une loi pénalisant le
négationnisme des génocides, pas seulement celui des Arméniens, il est
clair que la Belgique votera une loi dans le même sens. Le lobby
arménien disposerait alors d’un levier énorme par rapport à la crainte
de se mettre à dos la communauté turque de Belgique.
En Belgique, Europalia Turquie est organisée l’année même de la
commémoration du génocide… Mauvais timing ?
La décision de consacrer Europalia 2015 à la Turquie est au mieux une
maladresse, au pire une faute. On verra comment les expositions seront
montées. Les Etats-nations comme la Turquie ont tendance Ã
nationaliser leur passé. Or la Turquie moderne n’a même pas cent ans.
Ce sera intéressant de voir si cet Europalia met en valeur les
cultures qui l’ont précédée sur ce territoire : la période grecque
classique, les Romains, la Byzance chrétienne…
La question du génocide arménien pèse-t-elle sur l’adhésion de la
Turquie à l’Union européenne ?
La non-reconnaissance du génocide est instrumentalisée dans le dossier
de l’adhésion, c’est clair. Beaucoup de personnes invoquent cet
argument car elles n’osent pas dire qu’elles s’y opposent parce que la
Turquie est un pays musulman. J’ai toujours été en faveur de
l’adhésion. Si l’Europe veut peser à l’échelle mondiale, alors nous
avons besoin de la Turquie. Maintenant, regardons ce qui se passe
depuis la guerre en Syrie. De nombreux spécialistes reconnaissent que
la Turquie est l’un des soutiens du djihadisme et donc, c’est un pays
qui joue un double jeu vis-à -vis de l’Occident. On négocie une
adhésion avec l’Union européenne et dans le même temps, on soutient
les djihadistes. Il faudrait que la Turquie clarifie ses positions sur
ces dossiers-là . De qui est-elle l’alliée, finalement ?
Comment définissez-vous l’arménité ? Qu’est-ce qui la rend si attachante ?
On sent tout de suite que ce peuple a les mêmes racines chrétiennes
que nous, qu’il partage un peu les mêmes valeurs : droits de l’homme,
respect de la vie humaine, etc. En même temps, les Arméniens
représentent la différence parce que c’est l’Orient, le Caucase, les
confins de l’Asie… Ce qui est fascinant avec eux, c’est qu’ils sont
vraiment le résultat d’une culture de l’entre-deux. Je travaille
beaucoup sur leur histoire, les expressions de leur culture à travers
les siècles. Si vous regardez le territoire arménien, la moitié
orientale de la Turquie, le plateau anatolien jusqu’au Caucase, c’est
vraiment la fin de l’Occident et le début de l’Orient. C’est l’endroit
où, pendant des siècles, des blocs énormes, politiques, culturels et
religieux se sont rencontrés. A partir d’un fond propre, les Arméniens
se sont enrichis de tout ce qui les a traversés, souvent, de tout ce
qui les a écrasés et opprimés. Mais ils ont survécu et c’est ça le
plus extraordinaire : ils sont toujours là .
A la veille des commémorations, quel serait votre message ?
Le centenaire du génocide n’est pas sans risque pour les Arméniens de
la diaspora en Europe et, singulièrement en Belgique. Il y a un risque
de lasser le public si on ne parle des Arméniens qu’à propos du
génocide et, au fond, autant je pense que 2015 est une année cruciale,
autant j’ai hte qu’elle soit terminée. Il y a une incroyable
mobilisation autour de cette reconnaissance du génocide mais personne
ne sait ce qui va se passer si elle arrive. On dit toujours que les
vecteurs d’identité des Arméniens de la diaspora sont la langue et
l’écriture, la religion et le génocide. La langue et l’écriture,
beaucoup d’Arméniens de la diaspora ne les pratiquent plus, la
religion non plus. Ce qui les unit, c’est le génocide. Mais quel sera
leur ciment après la reconnaissance ?
(1) Deux livres indispensables pour comprendre : La Turquie et le
fantôme arménien, par Laure Marchand et Guillaume Perrier, Actes Sud.
Mémorial du génocide des Arméniens, par Raymond H. Kévorkian et Yves
Ternon, Seuil.