Libération , France
10 décembre 2004
Equité à bbord;
La gauche ne doit pas laisser à la droite le monopole de la
“discrimination positive”.
par Michel Wieviorka sociologue.[#]Dernier ouvrage paru: la Violence
(Balland).
Les Etats-Unis ont inventé l’affirmative action dans les années 60
pour pallier les inégalités structurelles dont ptissaient les Noirs.
Puis la notion a fait son chemin, et nourri bien des débats. Avant
même d’examiner ses enjeux les plus actuels, il faut marquer la
formidable ambivalence imputée à cette notion, vite associée, dans
l’opinion, à des options multiculturalistes qui pourtant ne sont pas
nécessairement les siennes. Car l’affirmative action, qui est
toujours une politique sociale, n’est qu’éventuellement aussi une
politique culturelle. Lorsque, par exemple, des Noirs américains se
posent en “African Americans”, désireux de promouvoir une histoire,
une littérature, des modes propres d’expression artistique, et qu’ils
demandent une reconnaissance de leur identité culturelle au sein des
universités, ils plaident pour un multiculturalisme qui ne présente
en lui-même aucune spécificité sociale.
La confusion, il est vrai, est encouragée du fait que, dans certains
cas, une seule et même politique prend en charge le culturel et le
social. Ainsi, les multiculturalismes canadien ou australien des
années 80 attribuaient des droits culturels à des minorités, et
offraient à leurs membres des facilités particulières d’accès à
l’emploi, à la santé, au logement, etc. Aux Etats-Unis, dans
l’ensemble, les deux dimensions, culturelle et sociale, relèvent de
politiques distinctes.
La France a commencé par disqualifier aussi bien le multiculturalisme
– “à l’américaine”, disait-on parfois pour bien marquer ce refus –
que l’affirmative action, baptisée “discrimination positive”, une
expression particulièrement négative. Dans les années 80 et 90, ce
double rejet était prédominant dans le débat intellectuel et
politique, même si notre pays pratiquait l’un et l’autre, mais sur
des enjeux rares et bien délimités. Il est arrivé que satisfaction
soit donnée à des communautés (par exemple arménienne, lorsque la
France a reconnu officiellement le génocide de 1915 ) ; ou que l’on
s’interroge sur la possibilité de reconnaître jusque dans la
Constitution l’existence d’un peuple corse. Mais surtout, quelques
mesures sociales existent, qui relèvent de la “discrimination
positive”, y compris lorsqu’elles sont nées de demandes portées au
départ par des groupes culturellement définis – le pacs résulte de
pressions exercées avant tout par le mouvement des homosexuels, qui
d’ailleurs n’a été unanime ni pour le réclamer, ni pour s’en
satisfaire. Les écoles placées en ZEP (zone d’éducation prioritaire)
reçoivent des moyens supplémentaires pour donner aux élèves de
milieux défavorisés des chances égales d’accéder au savoir ; cette
politique fonctionne sans discontinuité depuis une vingtaine
d’années, tenant la tête hors de l’eau aux équipes enseignantes qui
en bénéficient. Et les politiques de la ville peuvent comporter, avec
par exemple les zones franches, des éléments allant dans le même
sens. Le plus typique de la “discrimination positive” à la française,
quand elle existe, est qu’elle est territorialisée, mise en oeuvre
sur la base de découpages dans l’espace.
Quels arguments s’opposent à son extension ? On lui reproche d’abord
de masquer une politique qui serait en réalité ethnique, donc de
constituer un multiculturalisme non dit – par exemple à propos des
ZEP, accusées alors de ne bénéficier qu’aux jeunes issus de
l’immigration et au-delà, dit-on alors parfois, à l’islam ou aux
“Arabes”. On y voit, de plus, la mise en cause de valeurs
fondamentales. Ce qui aboutit à une étrange convergence des opposants
: les uns, attachés à des versions pures et dures des principes
républicains, rappellent que, dans l’espace public, il ne saurait y
avoir que des individus libres et égaux en droit, ce qui interdit en
théorie toute mesure en faveur de groupes particuliers ; les autres
mettent en avant des idées libérales, selon lesquelles chacun doit
faire ses preuves sans attendre de l’Etat qu’il compense les
inégalités.
Pourtant, les Français acceptent de mieux en mieux le principe de la
“discrimination positive”. Un récent sondage BVA indique qu’ils
seraient plus de 40 % à y être favorables, certainement beaucoup plus
qu’il y a une dizaine d’années. Et il semble que ce soit à droite
plus qu’à gauche qu’on soit disposé à mettre en oeuvre ou à accepter
ce type de politique sociale – une fois clairement dissociée de ses
éventuelles dimensions ethniques, religieuses ou culturelles. Alain
Juppé, Premier ministre, s’était fait en 1995 le champion de ce type
de mesures dans sa politique de la ville ; Nicolas Sarkozy, ministre
de l’Intérieur, a voulu qu’un préfet musulman – puis, critique
présidentielle aidant, il s’est repris, “issu de l’immigration” –
soit nommé. Le président de l’UMP est favorable à ce type de
politique – ce qui, dans son cas, n’exclut d’ailleurs pas certaines
formes de reconnaissance de communautés culturelles, notamment
musulmanes. Alors qu’aux Etats-Unis, l’affirmative action est une
politique de gauche, même si tous à gauche n’y sont pas favorables,
et si à droite certains y sont, la “discrimination positive”, en
France, est plutôt de droite. Mais pouvons-nous nous en tenir là ?
A gauche comme à droite, on se dirige vers l’acceptation croissante
de telles mesures, et le problème devient surtout de définir ce qui
pourrait distinguer les deux camps. La réponse n’est pas difficile à
formuler. Si la “discrimination positive” doit aboutir à promouvoir
quelques membres d’une minorité ou d’un groupe donné, au détriment de
la capacité de l’ensemble concerné à accéder à l’ascension sociale,
ou si elle encourage un certain communautarisme, par exemple en
déléguant à des leaders ou notables le soin d’organiser la promotion
de certains membres de leur communauté, et en renforçant finalement
les logiques de fragmentation culturelle et sociale, alors ce type de
politique n’est pas digne de la gauche, et pourrait même s’apparenter
à un néocolonialisme à la française. Si, au contraire, elle débouche
sur des chances accrues d’ascension sociale et de réduction des
inégalités pour l’ensemble du groupe concerné, si elle veille en même
temps à décourager les dérives communautaires, alors ce peut être une
politique de gauche. Une politique très supérieure à l’absence de
mesures qui caractérise le “républicanisme”, discours dont
l’universalisme abstrait est sur la défensive, impuissant dans la
pratique à faire reculer l’injustice sociale.
Il est temps, à gauche, de ne pas laisser à la droite le monopole de
la “discrimination positive”, quitte à la dénommer autrement –
“équité” par exemple. Il est temps, à gauche, de se débarrasser des
facilités rhétoriques qu’offre l’ode incantatoire à la République,
qui est non pas menacée, mais au contraire renforcée si l’équité est
un moyen mis au service de l’égalité, qui doit demeurer une fin, et
si des politiques volontaristes s’en prennent aux inégalités les plus
lourdes.