LE CAUCASE DU SUD VU DE BRUXELLES: ENTRE PRESSION ET BONS POINTS
Par Anne-Marie Mouradian
Caucaz Europnews, Bruxelles
26/9/2005
L’Union européenne se prépare à négocier avec chacune des
républiques du Caucase du Sud des plans d’action qui permettront de
mettre en ouvre sa nouvelle politique de voisinage dans la région. Ces
plans seront taillés sur mesure pour refléter les spécificités
de chaque pays et servir d’incitation aux réformes démocratiques et
économiques.
L’idée des prochains plans d’actions pourrait tenir en une ligne :
traiter chaque pays selon ses mérites propres, en « récompensant
» les pays qui progressent plus rapidement. Mais au tableau des
réformes économiques, juridiques ou sociales, chacune des trois
républiques sud-caucasiennes se démarque foncièrement. « Si dans
cinq ans, nous constatons que le pays partenaire a bien avancé, nous
pourrons passer à une autre forme de partenariat, plus étroite »,
explique-t-on à Bruxelles. Sans plus de précisions.
Pour sa part, la Géorgie a déjà officiellement déclaré que son
objectif ultime était de devenir membre à part entière de l’UE.
L’Arménie, qui s’est toujours sentie une vocation européenne, a,
elle, exprimé à terme le même désir. Mais pour l’UE, le sujet
n’est pas à l’ordre du jour. Son objectif se limite pour l’heure à
stabiliser un cercle de pays amis à ses frontières.
Encourager les efforts réformateurs de Tbilissi, malgré tout
Au hit-parade des républiques du Sud-Caucase, la Géorgie obtient
aujourd’hui la meilleure cote. La présence de l’UE y est aussi la plus
visible. La délégation de la Commission européenne à Tbilissi,
forte d’une quarantaine de personnes, couvre sous son ombrelle celle,
plus petite, de Erevan dirigée par un chargé d’affaires et la
délégation qui s’ouvrira « sous peu » à Bakou. Par ailleurs,
la Géorgie est le seul pays de la région à avoir bénéficié
d’une conférence internationale des donateurs, à Bruxelles.
En juin 2004, lors de la conférence internationale des donateurs
qu’elle présidait avec la Banque mondiale, dans la foulée de la «
révolution des roses », l’Europe a ainsi doublé son aide à la
Géorgie, en soutien au nouveau gouvernement.
Depuis, Bruxelles constate dans ce pays une évolution positive et une
volonté manifeste chez ses dirigeants de lutter contre la corruption,
d’assainir l’appareil d’Etat et les finances publiques, d’instaurer un
Etat de droit.
Même si les structures institutionnelles sont encore un peu instables,
des améliorations sont visibles au niveau politique. « Elles nous
encouragent à avoir un plan d’action ambitieux avec la Géorgie »,
explique Hugues Mingarelli, directeur à la Commission européenne
pour le Caucase du Sud et l’Asie centrale.
Les mesures gouvernementales se sont traduites par des changements dans
la vie quotidienne, comme le grand nettoyage au niveau des forces de
police habituées, à l’époque de Chevardnadze, à racketter la
population.
La magistrate française Sylvie Pantz qui a dirigé, de juillet 2004
à juillet 2005, la mission européenne « Etat de droit » va dans
le même sens. Intitulée Eujust Themis, la mission, effectuée à
la demande du gouvernement géorgien, constitue une première dans le
cadre de la politique européenne de sécurité et de défense.
Une dizaine d’experts européens, juges et procureurs, ont aidé les
autorités géorgiennes à réformer le système judiciaire là
où il y avait le plus d’urgence, au niveau pénitentiaire, du droit
pénal et criminel.
« Nous avons trouvé sur place de graves problèmes de corruption
avec des juges très vulnérables, qui ne sont ni mûrs, ni
solidaires, ni protégés et qui n’ont pas la fierté de leur
métier. J’ai dû avaler pas mal de couleuvres », explique Sylvie
Pantz. « Mais, nous avons apporté des idées sur la façon de
créer un juge nouveau. La mission a été un grand succès. Les
Géorgiens ont été très intéressés par nos conseils et notre
expertise. Ils ont effectué un travail considérable en un temps
très court. Reste qu’ils ont encore besoin d’assistance pour mettre la
nouvelle stratégie en ouvre. »
Le tableau économique est moins optimiste. Le pays manque de
ressources naturelles, les finances publiques sont exsangues. Les
retombées de l’activité de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan
pourraient se traduire par une hausse conséquente du PIB, mais les
difficultés économiques sont aggravées par l’instabilité liée
à la question des deux républiques sécessionnistes d’Abkhazie et
d’Ossétie du Sud. Aussi longtemps que les problèmes sud-ossète et
abkhaze ne seront pas résolus, il sera difficile de se concentrer sur
l’économie, constate Bruxelles.
Des experts européens, sous l’autorité de Heikki Talvitie, le
représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud, examinent la
façon d’aider les Géorgiens à gérer leur frontière avec la
Russie et à former des gardes-frontières.
Pour ne pas froisser les susceptibilités russes, les Européens sont
basés, non à la frontière, mais plus discrètement à Tbilissi,
en faisant des allers-retours sur le terrain.
L’Arménie félicitée. non sans bémol.
Au niveau des réformes politiques, la situation en Arménie est loin
d’être idéale et les dirigeants ont beaucoup à faire pour se
rapprocher des standards européens, souligne Bruxelles qui espère
que les élections à venir seront plus démocratiques que les
précédentes.
En revanche, les Européens complimentent le pays pour sa très bonne
performance économique. « Les dirigeants arméniens ont entrepris
des réformes structurelles dans de nombreux secteurs et ont réussi
à stabiliser la situation financière du pays», constate Hugues
Mingarelli.
Malgré son enclavement et le blocus imposé par la Turquie,
l’économie arménienne a vu son PIB progresser de façon
impressionnante – passant de 3,3 % en 1999 à 12,9 % en 2002 et 13,9 %
en 2003. Mais elle reste aux mains de « clans » et d’importantes
parties de la population n’ont pas accès à la richesse croissante.
Bruxelles espère par ailleurs que les dirigeants arméniens feront
preuve de «souplesse » et se montreront « flexibles » dans les
négociations sur le Haut-Karabakh, en rappelant au passage que
l’Arménie, soumise au blocus turc, paie la situation au prix fort.
L’UE n’envisage pas pour autant d’accentuer sa pression sur la Turquie
pour qu’elle ouvre sa frontière. De même, la négation du
génocide arménien par l’Etat turc n’est pas considérée comme
relevant du domaine des droits de l’homme. Bruxelles se limite à
appeler Ankara à se réconcilier avec l’Arménie. Et aux Arméniens
qui invoquent le devoir de mémoire, des officiels européens ont
l’habitude de rappeler « la différence entre la ”petite” Arménie
et le poids géostratégique du voisin turc».
Autre sujet de discussion : la centrale nucléaire de Medzamor qui
fournit 40% de l’électricité du pays, mais dont la vétusté
représente un danger. L’Europe s’est dite prête à organiser une
conférence des donateurs et à mettre 100 millions de dollars sur la
table si Erevan s’engageait sur une date définitive de fermeture de la
centrale. « Mais les Arméniens ne veulent pas remplacer le
nucléaire, moins cher, par de l’énergie thermique ou
hydroélectrique qui entraînerait un surcoût pour leur économie.
Ils nous demandent de payer ce surcoût. Nous ne pouvons pas à la
fois les aider à développer des sources d’énergie alternatives et
en plus leur payer le surcoût. Ils sont trop exigeants », estime
Bruxelles. Le 23 septembre, Erevan a toutefois fait connaître son
intention de fermer Medzamor et de construire une nouvelle centrale avec
l’aide de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA).
Par ailleurs, la construction du gazoduc entre l’Iran et l’Arménie
devrait couvrir, une fois terminé vers 2007, un tiers des besoins en
gaz de l’Arménie. L’UE n’intervient pas dans son financement,
expliquant que « les Arméniens ne nous l’ont pas demandé et nous
ne voulons pas faire quelque chose qui déplairait trop aux
Américains ». Les Européens appuient, en revanche, la position de
Erevan qui dénonce le projet de construction par la Turquie, la
Géorgie et l’Azerbaïdjan d’une nouvelle voie de chemin de fer Kars –
Tbilissi – Bakou visant à court-circuiter l’Arménie. Bruxelles juge
inutile la création de cette nouvelle voie ferrée alors qu’une
liaison existe déjà entre Kars et Gumri (Arménie), fermée
actuellement pour cause d’embargo turc.
Bakou sur la sellette, mais moins dépendante des financements
européens.
Sur le terrain des réformes tant politiques qu’économiques,
l’Azerbaïdjan connaît de sérieux retards. Les élections
législatives de novembre seront un test décisif. L’UE tente
d’exercer une pression sur les autorités pour qu’elle garantissent des
élections démocratiques, qu’elles prennent des mesures permettant
à l’opposition et aux médias de ne plus se sentir menacés et
qu’elles assurent l’indépendance de la presse.
La Commission européenne voit dans le président Ilham Aliev,
quelqu’un de «raisonnable ». « Il veut jouer la carte
démocratique, avancer dans la bonne direction, il essaie d’améliorer
un peu la loi électorale, et a un plan d’action en matière de droits
de l’Homme. Reste qu’Ilham Aliev n’est pas seul et doit tenir compte de
son entourage », dit-on à Bruxelles.
L’UE insiste pour que le gouvernement renforce la lutte contre la
corruption toujours endémique et qu’il utilise les revenus du
pétrole pour lutter contre la pauvreté et renforcer la cohésion
sociale. Il l’invite à diversifier l’économie en développant
d’autres secteurs que le pétrole et le gaz. Si un Fonds spécial a
été créé à cet effet, les progrès se font, eux, toujours
attendre.
« Dans le cadre du plan d’action, Bakou doit s’attendre à une forte
pression de notre part », affirme Bruxelles. Tout en reconnaissant
que, grce à ses ressources énergétiques, l’Azerbaïdjan
dispose d’une plus grande marge de manouvre que les deux autres
républiques du Sud-Caucase et qu’elle n’a pas les mêmes contraintes
financières. « Les Azéris sont beaucoup plus à l’aise. Ils
dépendent moins de la manne européenne que la Géorgie et
l’Arménie », constate Hugues Mingarelli.
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