Le Monde. France
Jeudi 18 Mai 2017
Comédie du livre. Cinq livres de cinq auteurs invités
par Philippe-Jean Catinchi; Raphaëlle Leyris
Jeanne Benameur, nimbée de mystère
L'Enfant qui, de Jeanne Benameur, Actes Sud, 130 p., 13,80 .
C'est dans les silences que Jeanne Benameur semble creuser son oeuvre.
Ses personnages ne se paient pas de mots, tandis qu'elle choisit les
siens avec une parcimonie qui décuple leur effet. La mère de son
bouleversant premier roman, Les Demeurées (Denoël, 2000), était
muette, mais l'amour entre elle, l'idiote du village, et sa fille,
tenait aussi dans cette absence de paroles. L'Enfant qui est
probablement le livre de Jeanne Benameur se rapprochant le plus des
Demeurées. En son coeur, il y a cet «enfant qui» a perdu sa mère et
qui, «adossé» à cette absence, arpente la forêt, découvre de nouveaux
lieux, guidé par un chien qu'il est le seul à voir.
Cette mère éprise de liberté, à la jupe «fanée», aux «mains
silencieuses», parlait une autre langue que celle du village, et pour
cela éveillait la méfiance. Tandis que l'enfant pousse toujours plus
loin ses explorations, son père, charpentier, passe tout le temps où
il ne travaille pas au café - au milieu des «paroles qui font juste ce
qu'il faut de bruit pour se sentir vivants, ensemble. On pourrait se
parler chinois, quelle importance» - en espérant se défaire du
souvenir de sa femme, et du désir qu'il garde d'elle. Sa propre mère
va de ferme en ferme acheter de la nourriture pour eux trois, en
espérant faire ainsi tenir leur foyer. Nimbé de mystère, ce roman sur
ce qui constitue une famille, sur la manière dont grandit une
individualité, et dont on apprend à habiter le monde, est d'une poésie
aussi heurtée que son titre. R. L.
Jeanne Benameur lit L'Enfant qui, suivi d'un entretien avec Martine
Laval. Comédie du livre, Auditorium du Musée Fabre, dimanche 21mai,
14h30.
Cécile Coulon à la porte du paradis
Trois saisons d'orage, de Cécile Coulon, Viviane Hamy, 270 p., 19 .
Les Trois Gueules doivent leur nom à «la forme des falaises au creux
desquelles coule un torrent sombre. C'est un défilé de roche grise,
haute et acérée, divisée en trois parties, en trois sommets successifs
qui ressemblent à s'y méprendre à trois énormes canines.» Au fond, les
Trois Gueules sont peut-être moins un paysage qu'un amphithéâtre. Et
Trois saisons d'orage, qui s'y déroule, relève autant du roman que de
la tragédie antique. Le septième roman de Cécile Coulon, 27ans, est
une histoire dedestin et de malédiction. D'hubris, aussi, cet orgueil
qui fait monter les hommes très haut, avant de provoquer leur chute.
Les protagonistes de Trois saisons d'orage seront ainsi perdus par
leur certitude de pouvoir dominer la nature, «discipliner ses
turbulences», oubliant «qu'elle était là avant eux, qu'elle ne leur
appartient pas, mais qu'ils lui appartiennent».
La nature va donc se charger de le rappeler aux trois générations et
aux deux familles dont les histoires sont tissées ici, et racontées
par Clément, le prêtre du village des Fontaines, que dominent les
Trois Gueules. C'est là que décide de s'installer, après la guerre,
André, médecin militaire. Il soignera les «fourmis blanches», ces
hommes embauchés par l'entreprise d'extraction de pierre calcaire
Charrier frères, dont l'ouverture a redonné vie au bourg. Son fils
Benedict, né d'une brève liaison, prendra sa suite, et vivra aux
Fontaines avec sa femme, Agnès, rencontrée pendant ses études en
ville, qui acquiesce quand son mari souligne que «cet endroit, c'est
le paradis», mais objecte: «On s'ennuie vite, au paradis.»
Empreint de sensualité, Trois saisons d'orage est un puissant roman
des secrets. Ayant grandi dans le Massif central, dont les paysages
lui ont inspiré ceux de ce livre, Cécile Coulon impressionne plus à
chaque ouvrage par sa maîtrise, et par l'étendue de sa palette
romanesque. R.L.
Entretien littéraire. Cécile Coulon dialogue avec Jean-Antoine
Loiseau. Comédie du livre, Médiathèque municipale de Vendargues,
vendredi 19mai, 18heures.
Olivier Delorme, une brûlante réflexion
Tigrane l'Arménien, d'Olivier Delorme, La Différence, 400 p., 19 .
A Athènes, saignée par la crise économique et la tutelle européenne,
les murs parlent, interpellent. «Allons admirer le chaos; peut-être
trouverons-nous une solution.» C'est un peu le programme du fascinant
Tigrane L'Arménien, qui interroge autant l'origine du génocide
arménien de 1915 que la collusion entre gouvernance internationale et
stratégie économique à l'heure de la mondialisation. A travers les
combats des frères Arevchadian, unis dans leur devoir mémoriel mais
opposés sur les enjeux du présent, c'est une plongée dans la part
d'ombre de l'ère contemporaine que le roman d'Olivier Delorme propose.
De la tragédie arménienne naguère à la dénonciation de la nocivité de
la stratégie de la Commission européenne aujourd'hui, le lecteur suit
deux fils tissant (avec une érudition qui préserve toujours l'art du
thriller) une brûlante réflexion sur l'engagement et le choix, sa
douleur et son prix. On savait Olivier Delorme féru d'archéologie et
d'antiquité, d'intrigues tant géopolitiques que policières (L'Or
d'Alexandre, H &O, 2008). Le tour de force de l'essayiste synthétisant
seize siècles d'histoire (La Grèce et les Balkans, Gallimard, 2013)
avait impressionné. On retrouve dans Tigrane L'Arménien la parfaite
conjonction du savoir-faire du romancier et de l'exigence de
l'historien, pimentée ici par la tentation de l'éditorialiste. Autant
de raisons de le laisser nous guider pour comprendre un présent qui,
faute d'éthique et de mémoire, menace d'embrasements futurs. Ph.-J. C.
«La Grèce et les Balkans». Entretien avec Olivier Delorme, animé par
Catherine Pont-Humbert. Comédie du livre, Gazette Café, samedi 20mai,
17h30.
Hubert Haddad, l'art de la fugue
Premières neiges sur Pondichéry, d'Hubert Haddad, Zulma, 192 p., 17,50 .
«Nul n'échappe au carnaval perpétuel des idolâtres.» C'est toutefois
le pari que fait Hochéa Meintzel, violoniste virtuose, quand, en
acceptant l'invitation d'un festival de musique à Madras (Chennai, en
Inde), il quitte Jérusalem sans retour. Lui qui a survécu au martyre
de Lodz, en Pologne («L'enfance, un piège à loup caché sous les neiges
du temps»), est brisé sans remède par la mort de sa fille Samra,
victime d'un attentat islamiste. Désormais il n'attend plus rien. Le
hasard, la seule boussole qu'il admette, le fait échouer à Pondichéry.
Il s'y laisse porter d'une rencontre fortuite à l'autre, ne vivant que
par ses sens, l'appel de l'extrême et de l'exubérance. Après avoir fui
un pays «de pantins et d'aliénés», il va découvrir une improbable
Babel où langues et croyances unissent leur dynamisme. Le temps d'une
nuit de tempête, où une antique synagogue lui offre son refuge, il va
trouver un sens à cet exil qui l'arrache à la servitude de l'origine.
Les flammes d'un brasero, de torchères ou d'un candélabre à sept
branches, en réveillant les ombres, maintiennent en éveil et en vie
l'artiste blessé. «Les mélodies sont des âmes qui n'ont pas trouvé de
corps.» Par un récit où la poésie le dispute à l'érudition, la quête
philosophique au journal de bord, Hubert Haddad signe un «art de la
fugue» qui n'est pas sans écho avec le testament inachevé d'un Bach à
l'apogée de son écriture. Ph.-J. C.
Petit déjeuner littéraire. Hubert Haddad dialogue avec Elise Lépine.
Comédie du livre, Jardin de la Maison des relations internationales,
dimanche 21mai, 9heures (sur inscription).
Leïla Sebbar, désemparée
L'Orient est rouge, de Leïla Sebbar, Elyzad, 140 p., 15,70 .
Née d'un père algérien et d'une mère française, Leïla Sebbar a souvent
dit que son histoire familiale la menait à écrire à cheval entre
l'Occident et l'Orient. Le mouvement du premier vers le deuxième est
au coeur de ce recueil de nouvelles, dont tant de personnages, qui ont
grandi en France, souvent sans connaître grand-chose de «la langue des
glorieux ancêtres» ou de la religion musulmane, ont tout quitté, leurs
parents, leurs études, leur vie entourée de «mécréants» pour gagner la
Syrie. Qu'est-ce qui les y a poussés? Leurs proches (Leïla Sebbar
montre surtout des mères totalement désemparées) n'en savent rien,
tout comme ils n'avaient aucune idée de ce qui se tramait avant le
départ de ces jeunes gens pour «cette guerre-là, dans un pays inconnu
où la langue n'est pas la langue de ses montages d'outre-mer», comme
le note la mère de «Kahena». Dans ces textes écrits d'une plume sèche
et nette, l'écrivaine ne s'aventure pas dans des spéculations
psychologiques. Elle ne comprend pas cette séduction de l'Orient
«rouge» sang, cette délectation d'enfants éduqués à faire brûler dans
un feu de joie (réel ou métaphorique) leurs livres, et tout ce qu'ils
ont appris, pour devenir «les héros d'un monde nouveau». Et c'est dans
cette incompréhension que gît l'intérêt de ces nouvelles, leur
complexité dépourvue de clichés. R. L.
Petit déjeuner littéraire. Leïla Sebbar dialogue avec Jean-Antoine
Loiseau. Comédie du livre, Hôtel Mercure, dimanche 21mai, 10heures.
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